Dites, qu’avez-vous vu ?

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Voici un livre des plus plaisants à lire, parcourir en tous sens et en toute liberté, avec lenteur, ou frénétiquement, selon les appétences du cœur et de l’esprit.

Dix-huit entrées, dix-huit écrivains de natures très diverses (paysan, journaliste, sociologue, romancier, géographe, éditeur, poète…) sont invités – Anne Bécel coordonne le tout et fait le montage – à s’exprimer, sur le mode de la conversation ou de l’article en bonne et due forme, sur leur relation au voyage, et aux déplacements/confirmations intimes qu’il peut induire, tant sur le plan de l’écriture et de la création, que sur le plan purement existentiel – entre ennui et renaissance, émerveillement et frustrations, difficultés et allègements.

Tout voyage d’envergure nous marque au fer rouge de sa puissance d’envahissement/dépouillement, qui est aussi une traversée de soi-même.

Peut-on nomadiser en restant chez soi ? Quand commence véritablement le processus du voyage ?

Très présent dans la pensée des auteurs ici rassemblés, Nicolas Bouvier reste sur le sujet indépassable, qui ne séparait pas espaces du dehors et espaces du dedans.

Nous qui tentons de demeurer sensibles sommes poreux, c’est aussi bien une chance, que, quelquefois, la cause irraisonnée de nos afflictions.

L’invention du voyage est un recueil composé de trois grandes parties, trois thématiques : « Le beau, c’est l’imprévu » (savoir se perdre, s’élargir, disparaître, selon Gilles Lapouge ; se transformer, être fouetté de silence et de fraternité, selon Sylvain Tesson ; habiter une désillusion heureuse, selon Cédric Gras…), « Nos terres intimes sont si lointaines » (voyager au plus proche, par Blaise Hofmann ; la marche comme thérapeutique par Bernard Ollivier ; redéfinir une identité, par David Le Breton…), « Immobile à grands pas » (voyager autour de sa chambre, comme Bernard Hermann, cultiver avec ascèse son jardin, comme Pierre Rabhi, envisager la méditation comme un déplacement, par Marie-Edith Laval…).

Il pourrait être savoureux de regrouper de façon érudite les auteurs selon d’autres transversales, tant la richesse des propos offrent de perspectives.

Contentons-nous ici de la saveur du florilège, le pèlerinage commence maintenant :

Gilles Lapouge (number one) : « En Amazonie, j’ai passé des nuits d’angoisse dans des villages dont je ne connaissais pas même le nom, avec des gens inconnus, au cœur de nuits équatoriales d’une opacité inhabituelle pour un Européen. Je voyais alors le monde avec des yeux différents, j’apercevais les personnages de ma peur. »

Sylvain Tesson : « Une fois, au Tibet, je me suis endormi près d’une source. J’ai rêvé que la gardienne de la source, qui avait les traits d’une fée à la peau très blanche, venait me rendre visite. Quand je me suis réveillé, j’ai eu l’impression que cet endroit m’était extrêmement familier. Je le reconnaissais. J’étais frappé par le génie du lieu. »

Cédric Gras : « Le voyageur immobile est un benêt heureux. Etre toujours positif, c’est d’un avenant ! »

Tristan Savin : « Si tous les livres font voyager, plus rares sont ceux qui donnent véritablement envie de partir. »

Blaise Hofmann : « J’étais plus à l’aise à Krasnoyarsk ou Tamanrasset que sur l’alpage en train d’aider une brebis à agnelet, le bras introduit jusqu’au coude… »

Bernard Ollivier : « J’ai compris combien la marche est une arme puissante contre la dépression et le mal-être. »

David Le Breton : « Chacun est en quête du lieu de sa renaissance au monde. On éprouve justement dans certains endroits le sentiment qu’ils nous attendaient et n’avaient jamais cessé de nous hanter. Ce n’est pas une découverte mais un retour. »

Kenneth White : « Nous avons parcouru le monde à la recherche d’espaces intacts. En nous débarrassant de tout ce que notre moi pouvait traîner avec lui de lourd, d’ennuyeux, de ranci, nous avons commencé à établir une carte d’identité avec des latitudes et des longitudes insoupçonnées. »

Pierre Rabhi : « Vivre dans un lieu sublime, c’est être nourri intérieurement. L’âme, l’esprit, le cœur sont vivifiés par cette magnificence de la nature, et cela donne du courage pour survivre. »

Marie-Edith Laval : « A la lumière de l’attention, la beauté, l’intensité et la densité du monde sont déjà là sur le pas de notre porte. Là, et là seulement, se trouve notre existence. »

Alexis Jenni : « Voir la manière dont les gens vivent, c’est pour cela que l’on va ailleurs, que ce soit en Amazonie ou à Charleroi. J’aime les détails, ils importent plus que le lieu. »

Bruno Doucey : « En vérité, l’éditeur de poètes voyage autour du monde pour s’offrir le luxe d’inviter le monde entier à sa table de travail. »

Gilles Lapouge, Sylvain Tesson, Cédric Gras, Isabelle Autissier, Paolo Rumiz, Tristan Savin, Blaise Hofmann, Bernard Olliver, David Le Breton, Olivier Bleys, Kenneth White, Gaëlle de La Brosse, Christian Bobin, Bernard Hermann, Pierre Rabhi, Marie-Edith Laval, Alexis Jenni, Bruno Doucey, L’invention du voyage, coordination éditoriale Anne Bécel, Le Passeur, 2016, 224p

Le Passeur

Retrouvez-moi aussi sur le site de la revue indépendante Le Poulailler

Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Didier SCALIGER dit :

    un livre qui donne envie de voyager immobile, tout en creusant toujours dans le même chemin sa propre ornière.

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