Le frisson des choses qui s’enfuient, par Charlotte Mano, photographe

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© Charlotte Mano

Avec la force de l’insoutenable légèreté de l’être, Charlotte Mano a photographié sa mère malade.

Elle est nue, exposée, et pourtant d’une très grande pudeur.

La complexité du rapport mère-fille devient dans Thank you Mum une bouleversante complicité de femmes se portant mutuellement attention.

Il y a ici du soin et de l’audace, des protocoles de mises en scène et de l’inédit dans l’inventivité du lâcher-prise.

La photographie se fait exorcisme, des peurs et des angoisses dues au spectre de la mort, mais aussi réinvention de soi, jeu, déplacement.

Il n’est pas fou de demander à chaque image un miracle. Croire qu’elles n’ont pas de pouvoir serait au contraire pure démence.

Conversation avec une jeune auteure aux propos très francs.

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© Charlotte Mano

Vous êtes née en 1990. Dans quel univers visuel avez-vous grandi ?

Je suis née et j’ai grandi dans un petit village des Landes, au grand air, c’était la campagne maritime. Toujours dehors entre mer et forêt. Pas de télévision, pas de cinéma avant mes seize ans, quelques cassettes vidéos et beaucoup de livres. Jamais de grands auteurs, plutôt des livres « jeunesse » ou des « polars » empruntés à ma grand-mère. Pas d’images, que du réel : ce que je voyais, je le vivais. J’en garde un très bon souvenir. D’ailleurs, je ne photographie jamais loin de mes racines : photographie et vie sont nécessairement liées dans mon travail.

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© Charlotte Mano

Que vous a apporté de fondamental votre formation à l’école des Gobelins ?

Sans hésiter, je dirais d’abord la technique. Je disposais d’un bagage moyen en histoire de l’art et de la photographie, et d’un niveau zéro en technique de l’image. Je photographiais sans prendre conscience de l’importance de celle-ci, sans me méfier, à tire-larigot. J’ai pu acquérir entre autres un solide bagage technique que j’essaie de mettre au service de ma créativité. Durant mes trois années aux Gobelins, j’ai pu expérimenter, explorer les limites de l’image, trafiquer les tirages… Les enseignants sont très attentifs au profil de chaque élève. Ils n’ont jamais essayé de m’orienter vers l’image parfaite, l’image léchée, même si bien sûr j’ai appris à tout faire « comme il faut ».
Il m’ont également donné l’envie de transmettre ce savoir et ces techniques. Développer le potentiel d’un élève, c’est vraiment enrichissant, même pour mon travail personnel. Gobelins me permet désormais d’y enseigner de temps à autre.

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© Charlotte Mano

Qu’est-ce que le projet Européen Parallel auquel vous avez participé ? Thank You Mum en est-il l’émanation ?

Parallel european platform est une plateforme basée à Lisbonne, qui se déplace partout en Europe et réunit artistes émergents, curateurs de renoms et institutions culturelles, afin de créer des liens en vue de développer des projets photographiques. En somme, un regroupement de qualité de tous les acteurs nécessaires à la bonne construction d’un projet photographique et à sa diffusion. https://parallelplatform.org

Thank you mum en a été le fruit par hasard. Jean-Marc Lacabe, directeur du Château d’eau de Toulouse, m’a proposé cette aventure lors de leur première édition. Nous sommes partis montrer mon travail dans son ensemble. Le but du jeu était de créer un nouveau projet avec un tuteur (Alejandro Castellote, historien de la photographie, curateur et initiateur de PhotoEspaña pour ma part) et de le montrer dans plusieurs institutions de plusieurs pays européens dans un temps donné, comme une sorte de résidence finalement. Aussitôt rentrée en France, j’apprenais brutalement la maladie de ma mère. Ce fut en quelque sorte l’évidence de ce « nouveau projet » en question.

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© Charlotte Mano

Le titre de votre série Thank You Mum n’est-il pas quelque peu ambivalent, désignant à la fois la gratitude, voire l’admiration (« chapeau maman ! »), et une forme d’indignation affectueuse à la façon d’un « Eh bien, merci, merci bien ! » ?

J’y vois d’abord l’utilisation de l’anglais pour palier à une grande pudeur entre nous malgré les apparences. C’est aussi et surtout un détour : feindre, par un dernier geste d’amour à l’allure d’un remerciement, un ultime adieu. « Rideau ! »

Comment avez-vous parlé de votre projet à votre mère ?

Je n’ai pas le souvenir d’avoir parlé de ce projet à l’annonce de sa maladie. D’ailleurs, on ne parle jamais projet, ni image, pourtant c’est ma plus fidèle assistante.

« L’air est plein du frisson des choses qui s’enfuient » : j’avais ce vers de Baudelaire [Le Crépuscule du matin] qui me hantait depuis mon retour du Portugal, un artiste danois l’avait récité brillamment. Suite à tout cela, je me souviens simplement lui avoir dit : « On va faire des images de tout ça toutes les deux. » Puis, c’était lancé. Une idée me vient, on s’installe dans la seconde, on n’attend jamais. On parle peu. On rit souvent, surtout lorsqu’elle se retrouve nue au milieu d’un terrain vague où je jouais gamine. C’est léger dans la forme que ça prend, pas dans le fond. D’ailleurs, elle n’avait jamais vu les images, installation et vidéo, avant mon premier solo show à la Galerie du Château d’eau de Toulouse. Ce fut un véritable choc pour nous deux : nous étions au même endroit, au milieu des visiteurs devant notre travail, certains nous regardaient du coin de l’œil, nous reconnaissant sans doute sur les images. Je crois que c’est la première fois de sa vie qu’elle se retrouvait au centre de l’attention, à la vue de tous. C’était extrêmement fort à vivre, à voir, ça allait bien au-delà de la maladie ou de l’idée de la mort, c’était quelque chose de purement humain.

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© Charlotte Mano

Le sang de l’une, le sang de l’autre, la peau de l’une, la peau de l’autre, vos doubles nudités. Qui enfante qui ? Qui prend soin de qui ? L’ambition n’est-elle pas de rendre ces questions superflues, tant il y a de réciprocités ou même de gémellité en vos échanges ?

C’est volontairement ambigu. Lorsque l’on voit les images réunies, on comprend qu’il s’agit d’une relation mère/fille mise à mal par quelque chose. On trouve quelques indices mais rien n’est explicite. Nous sommes face à une image tamisée, subjective, émotionnelle. Je laisse des traces ici et là. Des traces pour le spectateur, mais avant tout des traces de notre passage, elle et moi, dans cette épreuve.

Il me semble que je fabrique ces images au nom d’une sorte de vérité de la vie, dans ce qu’elle peut offrir de plus fort et d’impérissable malgré sa fragilité. Je crois que l’ambition se trouve par là : tenter de représenter une réalité émotionnelle, voire spirituelle, en croyant au pouvoir révélateur de la photographie. Par des symboles, des métaphores, des codes esthétiques, je veux amener l’image dans une autre dimension que celle du réel.

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© Charlotte Mano

Un dessin qu’une petite fille offre à sa maman, juxtaposé à un corps de femme nue. Ne s’agit-il pas de se demander comment l’on devient femme et mère ?

Je ne crois pas, du moins je n’y ai pas pensé. Le dessin que j’ai fait de ma mère enfant juxtaposé à son corps de femme nue est plutôt l’idée de la vie qui s’éloigne, de la mort qui s’annonce. On hésite, aux frontières de la mémoire, et je résiste à la fatalité d ‘un souvenir définitif. Ce dessin ou bien des détails de son corps me semblent plus expressifs et évocateurs, ou du moins plus supportables. Il faut rappeler que la majorité de ces images sont des mises en scène qui flirtent entre passé et présent, vie et mort, fille et mère. Je les soumets à mes désirs et à mes peurs.

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© Charlotte Mano

Vous couvrez le corps de votre mère de chanterelles en la plaçant sur une sorte de catafalque installé en pleine nature. Est-ce une cérémonie chamanique pour conjurer la mort ?

En quelque sorte oui, dans chaque image je demande un miracle.

C’est la première photographie de la série. C’est une représentation de ma mère morte, allongée et recouverte de champignons (elle a découvert les symptômes de sa maladie durant une cueillette aux chanterelles). Ça reste une image brutale de la perte et de la douleur. A l’annonce de sa maladie, j’avais besoin de voir ce que pourrait être « ma mère morte ». Mais il fallait que ce soit un peu joli, que ce soit fait sous forme de cérémonie, qu’il y ait des codes : un drap blanc, la forêt derrière la maison, ces champignons, son chat que j’avais caché sous le drap… Finalement, on est presque dans la fable, la petite histoire que l’on raconte aux enfants quand il s’agit de perdre ce qui est constitutif. Cela peut paraître absurde, mais tout est devenu très vite croyances et espérances dans les images et dans notre vie ensemble.

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© Charlotte Mano

La maladie de votre mère a-t-il accru votre lien à la nature et approfondi votre compréhension du cycle de la vie ? Vous photographiez notamment un oisillon sur une poitrine nue.

Amour et blessure sont dans l’image, comme dans la vie, comme dans la nature.

Je ne suis pas certaine de pouvoir dire que la maladie a approfondi ma compréhension du cycle de la vie. Elle m’a obligée à en prendre conscience brutalement. Le but, c’est d’avoir moins peur, d’établir une relation avec la mort, d’apprivoiser quelque chose. Je ne suis pas certaine que l’humain soit programmé pour penser à la mort ou à la maladie quotidiennement.

Quant à cet oisillon sur la poitrine de ma mère, il est facile d’y voir une image maternelle, d’une mère qui tente de sauver son enfant, de le rassurer. En même temps, la main de la mère est rouge, presque écarlate et se trouve tout au-dessus de l’oisillon comme pour l’attraper et le serrer trop fort ; il y a bien une ambiguïté entre protection et danger. Ambiguïté difficile que nous vivons au quotidien ma mère et moi.

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© Charlotte Mano

La photographie telle que vous l’explorez ne comporte-t-elle pas une dimension spectrale essentielle ?

Je me méfie un peu du mot « spectral », il a de multiples significations dans plusieurs domaines (philosophique, mathématique, physique).

La dimension spectrale pour moi, c’est lorsque Susan Sontag parle de « memento mori » ou « d’art élégiaque » pour parler de toutes les photographies. « Souviens-toi que tu vas mourir ». Dans le projet Thank you mum il y a clairement de ça, plutôt de manière inconsciente d’ailleurs. Mais je ne pourrais pas dire que le projet parle de la mort ou du fantôme ou encore que l’on se trouve dans un espace trouble entre le monde des morts et des vivants, ça non. Doit-on absolument parler de spectral s’il y a la question du deuil, d’une mort annoncée ? Je ne suis pas capable de répondre.

Après, il est vrai que la thématique du fantôme n’est pas loin de se confondre avec celle de la trace que j’évoquais dans une question précédente.

Je crois que l’on reste vraiment dans la vie avec ce projet, même avec ses parts d’ombres. Nous photographier est un geste d’un grand amour et d’une grande violence, mais c’est aussi une manière pour moi de transformer tout ça en avenir… et donc je pense, éloigner le spectral…

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© Charlotte Mano

Vous avez créé une vidéo comportant un unique plan fixe : un paysage de campagne, deux chaises, votre mère et vous placées de profil, vos lèvres remuant à peine alors que votre mère ne cesse apparemment de vous parler. Cependant, vous ne donnez à entendre aucun son, mais choisissez d’inscrire en bas de l’écran un texte ayant la fonction d’un sous-titrage ne correspondant pas a priori aux mots échangés. Est-il de l’ordre d’un monologue intérieur ou d’une sous-conversation sur fond d’incommunicable ?

Au premier visionnage, les visiteurs pensent lire notre discussion. Puis, on voit bien que les lèvres ne bougent pas forcément en même temps que le texte ; et puis comme vous l’avez dit, ma mère parle un peu frénétiquement tandis que je me trouve un peu stoïque et muette. Le sous-titrage de couleur jaune indique souvent que le narrateur est hors cadre : voilà l’indice qui lève le doute.

Lorsque j’ai filmé, mon intention était de rendre compte d’un face à face mère/fille, sans préparation, encore dans le brouillard de l’annonce de sa maladie. Je ne savais pas ce qu’il allait se dire, c’était assez stressant. L’appareil a tourné trente minutes. Trente minutes durant lesquelles ma mère s’est confiée sur ses peurs, sur les regrets de sa vie, mais surtout sur sa volonté autoritaire que je ne pleure pas, que je n’abandonne rien. J’ai enlevé le son de cette vidéo et gardé 2m41sec. A la place, j’ai préféré écrire ce que je n’ai pas eu le courage de lui dire durant le film ou même dans la vie, et j’ai gardé pour moi les mots, sa voix et la force qu’elle m’a donnée ce jour-là.

Comment comptez-vous faire encore évoluer votre projet ?

Continuer les images, les vidéos, le son peut-être cette fois-ci. Je ne suis pas capable de m’atteler à un autre projet photographique pour le moment, j’ai essayé, peut-être que cela viendra.

Je cours après quelque chose sans vraiment pouvoir le définir, et encore moins l’attraper. Tout ça est très incertain, je déterre des choses en moi…Il y a des jours où je me dis que je suis en train de me tisser une grosse couverture douce sur laquelle je pourrai m’effondrer plus tard. Mais ça, c’est plutôt les mauvais jours.

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© Charlotte Mano

Comment considérez-vous votre place d’artiste dans la cité ? Cette question vous importe-t-elle ?

Je suis assez embêtée avec le mot « artiste ». Aussi avec la question de « place ». Moi, je ne considère pas grand chose sur mon appellation, ce sont les autres qui me considèrent tantôt comme « photographe » par mon diplôme et le médium que j’utilise, tantôt comme « artiste », comme « plasticienne », comme « artiste/auteur » par l’Etat, comme « artiste /photographe émergente » pour les concours et appels à projets…

On choisit pour nous et pour ma part j’ai compris que j’étais une photographe et/ou artiste qui fait partie de la scène de la jeune photographie européenne. C’est tout. J’aimerais ne pas me soucier de ma place d’artiste, mais je n’ai pas d’autres choix que d’exister, d’être là, de laisser une douce musique constante dans le milieu. Marquer les esprits par mes séries est quand même une priorité.

Ce serait un luxe de n’en avoir rien à cirer !

Propos recueillis par Fabien Ribery

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A lire/voir Charlotte Mano, Thank You Mum, 350e monographie de la collection éditée par Le Château d’Eau (Toulouse) à l’occasion de l’exposition ayant eu lieu du 26 octobre 2018 au 6 janvier 2019

Voir la vidéo Thank You Mum

Site de Charlotte Mano

Le Château d’eau

Charlotte Mano est membre du studio Hans Lucas

 

Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Stephanie Sepschatski-Chevallier dit :

    magnifique
    mère-fille
    fille-mère
    Merci.

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