
En découvrant quelques années après sa publication (2015), le premier livre de Marie Sordat, Empire (Yellow Now), j’ai souhaité immédiatement en discuter avec son auteure, tant m’intéressent les travaux inaugurant une œuvre sans nul doute au long cours, et profondément poétique dans sa recherche de forme et de vérité.
On est ici du côté de l’errance, du monde flottant, du magico-existentiel ordinaire, des fantômes, de la sorcellerie peut-être.
Construit comme une narration ouverte, Empire est aussi un hommage à la pellicule argentique, à sa matérialité, à sa vie même, à ses surprenantes manifestations.
A la lisière du visible et de l’invisible, Marie Sordat témoigne d’un rapport au monde à la fois sensuel et abstrait, très concret et de mélancolie.
Empire n’est pas un monolithe mais un livre vibrant, comme un organisme de haute sensibilité, dont la fragilité est une puissance.

Empire (Yellow Now, 2015) est votre première monographie. Considérez-vous ce livre comme un ouvrage de jeunesse ? Vous représente-t-il encore aujourd’hui ? Comment le regardez-vous ?
Ce livre a été fait en étroite collaboration avec Emmanuel d’Autreppe, commissaire, enseignant et directeur de la collection Angles Vifs chez Yellow Now, durant une période d’editing qui a duré six mois. Une première monographie est forcément un chantier conséquent, avec ses errements et ses fiertés. Le regarder aujourd’hui me touche beaucoup, car il correspond à un moment où ma photographie était en train de se modifier progressivement (dans ses intentions et ses techniques) et c’est cet « avant » qu’il a figé. Le livre contient des images que je n’exposerai plus, mais je suis heureuse qu’elles soient présentes sous forme éditoriale. Et de plus, il ne faut jamais négliger qu’un livre nous échappe, qu’il trouve son public, qu’il provoque des émotions dont nous ne sommes plus maîtres, et en cela je sais qu’Empire m’a représentée au-delà de mes espérances. Je reçois encore aujourd’hui des messages de gens pour qui ce livre est important, et cela le rend très précieux à mes yeux.

On peut considérer Empire comme un manifeste esthétique. Quelles en sont selon vous les lignes de force ?
C’est la narration, la constitution d’un univers autonome non légendé dans lequel errent des personnages et des animaux indépendants mais liés entre eux par le jeu du montage. Nous l’avons construit comme un long film avec un début, des vagues formelles ou émotionnelles, une conclusion. Son intention manifeste était de n’indiquer aucune lecture précise, mais de laisser le lecteur y errer à sa guise, tout en sous-entendant les pistes qui animent mon travail depuis toujours.

Une citation liminaire nous indique votre pensée de fond : « Cela n’a rien à voir avec la beauté, la beauté n’a aucune importance. Cela a à voir avec la magie. » Qu’entendez-vous par le mot « magie » ?
On m’a beaucoup questionnée sur cette phrase… Il m’est difficile d’expliquer davantage que ce qu’elle exprime, mais je vais m’y essayer. Empire ne contient aucun texte à part cette phrase introductive, et c’était de ma volonté; c’était une période où les mots m’étaient difficiles, les miens comme ceux des autres. Cette magie dont il est question se lit à plusieurs niveaux : d’abord c’est un concept qui a baigné mes années d’enfance à la campagne, le rapports aux êtres et aux lieux emprunts de mystères, de sorcellerie ; longtemps j’ai cru que les humains cohabitaient avec des entités que nous ne pouvions voir mais qui ne guettaient, pouvaient nous attaquer ou au contraire nous protéger. Ce sont des personnages métaphoriques qui habitent mon travail : les sorcières inquiétantes, les ogres, les enfants qui pourraient se faire avaler tout cru. J’avais envie de leur dire merci à travers cette citation, leur dire que je n’avais pas oublié leur pouvoir. Mais c’est aussi un hommage à la magie de la photographie argentique, à ses accidents, à sa matière vivante, à l’attente qu’elle induit et à ses surprises incontrôlables.

Pourquoi ce titre, Empire ?
J’avais besoin d’un mot qui retraçait un espace géographique et mental qui soit assez vaste et évocateur. Cet empire est donc mon territoire de chasse photographique physique aussi bien que cérébral, un mélange d’intime et de questionnements documentaires qui me hantent.

Pourquoi un tel intérêt pour la nuit et l’errance ?
Cela correspond à une certaine période où je ne voyais rien dans la lumière du jour. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, j’aurais même tendance à dire que c’est le contraire. Quant à l’errance, elle m’aide, comme beaucoup d’autres photographes, à me confronter à ce qui me fait peur, et donc à avoir envie de déclencher.

Empire est-il constitué de l’ensemble de vos archives jusqu’alors constituées (2015), notamment lors de multiples voyages (Europe de l’Est, Etats-Unis, Cambodge, Israël, Palestine) ?
Non, certaines séries ont été totalement exclues, essentiellement des travaux couleurs ou des époques que je ne reconnaissais plus déjà à ce moment-là. Avec Emmanuel d’Autreppe, nous avions cependant plongé dans quinze années de photographie, et il m’avait forcée à en exploser la linéarité afin d’y piocher les éléments nécessaires à notre narration.

Beaucoup de photographes hommes mettent en scène leur désir. En tant que femme, quels contours photographiques donnez-vous à la faim d’amour ?
J’ai consacré une série à ce sujet en 2013 / 2014, qui se nomme Plus ou moins l’Infini. C’est une série couleur, où justement point la prégnance de la lumière du jour et du portait posé. Bien qu’elle ait été exposée et projetée, je n’ai jamais réellement su quoi faire de cette série, c’est un OVNI dans mon travail. Je n’ai donc pas trouvé la réponse à votre question.

Empire cherche-t-il un chemin entre pesanteur et apesanteur (des ciels, des oiseaux, des nuées) ?
Oui, comme dans la vie de chaque jour.

Dans l’approche de la vie quotidienne, de la solitude et de l’autre, dans vos recherches expérimentales sur le grain et la pellicule, mais aussi dans la question de la puissance du regard jusque l’aveuglement, êtes-vous inspirée par un maître du cinéma underground tel que Jonas Mekas ?
C’est une belle référence, qui a inspiré en effet génération après génération. Il est vrai que le cinéma fut mon premier amour, mais je ne sais plus vraiment cibler là où se situèrent les impulsions : un mélange de cinéma aux formes très diversifiées (des films comme La Femme des sables de Teshigahara, Images du vieux monde de Dusan Hanak, mais aussi les œuvres de Youri Illienko, restent pour moi de véritables références photographiques), mais aussi la musique et la littérature. Bref, un peu comme tout le monde, j’ai pioché inconsciemment dans des œuvres singulières des éléments que je me suis appropriée pour créer mon propre univers. Et aujourd’hui, c’est courir seule dans la forêt qui me procure le plus d’inspiration, loin de tout.

Il y a dans votre livre quelques photographies en couleur, rompant la continuité du noir et blanc. Pourquoi ce choix ?
C’est un choix de rythme, de rupture.

Vous participez au collectif Temps Zéro. Quelles en sont les ambitions ? Quelle est votre apport particulier dans le travail mis en commun ?
Stéphane Charpentier, le fondateur de Temps Zéro, en parlerait bien mieux que moi. Pour faire miens ses mots, Temps Zéro est une expérience photographique et sonore pluridisciplinaire, nomade, qui réunit des artistes venant de tous bords mais qui partagent une sensibilité et une poétique commune. La forme même des présentations Temps Zéro varient selon les lieux et les années, mais cela reste toujours un geste fort, qui défend une pratique existentielle de l’art. Une exposition et installation sonore sont actuellement visibles jusqu’au 12 avril chez Nooderlicht à Gronignen. Je n’y apporte rien personnellement à part mes photographies, j’y retrouve le plaisir de n’être « que » photographe et de me laisser porter par la vision d’autres. Je suis beaucoup plus pro-active dans le collectif belge 1010 [deux livres présentés dans L’Intervalle], de par la proximité entre nous.

Vous enseignez la photographie à l’INSAS (Bruxelles). Quelles sont les spécificités et les principes majeurs de votre enseignement ?
L’INSAS est une école de cinéma qui porte haut des principes que j’ai moi-même suivis lorsque j’y étais étudiante : la défense d’un point de vue sur le réel, la place que doit avoir un opérateur image ou son, une certaine éthique. J’y enseigne aujourd’hui trois pivots capitaux en photographie pour moi : le propos, l’écriture et la distance. Je donne des séminaires immersifs afin de traiter cette pédagogie depuis l’idée de la prise de vue jusqu’à son tirage et sa présentation. Nous entretenons et défendons un parc argentique qui nous permet de traiter le noir et blanc ainsi que la couleur, mais aussi un parc numérique complet. J’essaie de guider les étudiants vers le bon choix d’outil en fonction de leur projet, mais à l’INSAS, l’argentique reste le grand chouchou des étudiants.

Quels sont vos travaux actuels ? Continuez-vous poursuivre, après le succès de Eyes Wild Open (Le Botanique, Bruxelles / André Frère Editions, 2018), votre activité de commissaire d’exposition ?
Concernant le commissariat, oui j’ai dirigé l’année dernière le livre 2 Mississippi d’Hans Zeeldieb aux Editions le Mulet [article à retrouver dans L’Intervalle], et je prépare une collaboration avec l’Espace Contretype à Bruxelles pour la fin de l’année. Quant à mes travaux personnels, un troisième et dernier volet de la trilogie belge avec le collectif 1010, à venir pour la rentrée, une urgente nécessité de me plonger dans la matière que j’ai accumulée ces cinq dernières années avec une grande envie de livre là derrière, et surtout un vaste travail d’écriture qui s’achève et qui me conduira peut-être sur de nouveaux chemins.

Quels sont vos derniers enthousiasmes en matière de livres de photographie ?
La claque Pathos, de Giorgio Negro [chronique à venir], découvert à Arles l’été dernier. Le superbe Mezzo Voce de Dolorès Marat. Deux livres de facture très classique, qui privilégient la force des images avant tout. Le travail éditorial général effectué par David Fourré à Lamaindonne. Et j’attends avec une impatience non dissimulée le livre de Lionel Jusseret, Kinderszenen, à paraître chez Loco.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Marie Sordat, Empire, Yellow Now / Angles vifs, 2015, 128 pages



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