
Les portraits de Taswira, livre de Romain Laurendeau publié chez Photopaper, sont remarquables.
Des visages très noirs légèrement éclairés sur un fond noir.
Des hommes de tous âges, et une petite fille.

Des pupilles qui brillent, indiquent la vie, dans des visages immobiles, graves, de dimension tragique.
En swahili, langue véhiculaire en Ouganda, au Rwanda, au Burundi, au nord du Mozambique, taswira signifie la vue, l’image, la vision, le portrait, soit le sens même de l’œuvre photographique d’un artiste ayant survécu, par une opération de la cornée, à la cécité.

Que faites-vous de vos yeux ?
Que fait-on de nos yeux ?
Que fais-je de mes yeux ?

A cette question, Romain Laurendeau répond « quelle que soit sa condition, je regarde l’humain », frontalement, d’âme à âme, de visage à visage.
L’autre se donne dans son entière différence, et sa commune appartenance à l’espèce humaine.
Chaque visage est ici un parchemin, une peau marquée de stries, de blessures, un mystère révélant malgré lui son intimité.

La nuit est intense, de charbon, et nombre de regards pourraient être inquiétants ou menaçants, s’ils n’étaient d’abord de détresse, d’épuisement, de mélancolie première.
Ces hommes, des émigrants subsahariens, Romain Laurendeau les a rencontrés en Algérie, dans un camp – village de fortune sous un pont entre Alger et Blida -, alors qu’il travaillait sur la jeunesse en révolte.
Ces hommes ont peur, ils sont traqués, considérés comme indésirables, ils dérangent.
Les voici qui errent, inquiets, fous, solidaires, seuls, tentant de dormir, de reconstruire les conditions d’une vie à peu près tenable dans l’invivable.

Photographies du camp : pantalons qui sèchent, amoncellement de déchets, tapis de prière déroulés sur des cartons, clous où suspendre ses affaires.
Attente, ennui, et prosternation collective parmi les sacs poubelle et les gravats.
Des conditions de vie désolantes, à deux pas d’une voie ferrée en activité.
Ceux qui passent, ceux qui trépassent.

La nuit leur appartient, il faut espérer qu’elle soit encore un refuge d’espérances et de gestes fraternels, plutôt que l’espace de la violence.
« La camp, écrit en conclusion de son texte liminaire le photographe, a été démantelé au petit matin, deux jours après ma dernière photographie. Je venais tout juste de rentrer en France, mais je ne l’ai appris que bien plus tard. Je ne les ai jamais revus. Des rumeurs parlaient de camps officiels où ils auraient été placés en attendant l’expulsion vers leur pays d’origine. Des ONG et agences photos dénonçaient quant à elles l’abandon par les autorités des migrants illégaux dans le désert… »

Cruauté de la biopolitique, là, et ici.
Force d’un reportage impressionnant par un photographe ayant remporté le World Press Photo 2020 avec sa série KHO, the genesis of a revolt, sur la jeunesse populaire algérienne.
Romain Laurendeau, Taswira, textes Romain Laurendeau, direction éditoriale et graphiques Elisa Hebert, Photopaper, 2018
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