
Avec les années, la dimension virgilienne de l’œuvre de Nan Goldin s’accroît, s’approfondit, s’intensifie.
D’abord connue, célébrée, voire adulée pour sa vision sans fard de sa vie intime et des moments de complicité avec ses amis drag-queens, transsexuels, gays et toxicomanes de Boston, l’œuvre de l’artiste américaine, née en 1953 à Washington, apparaît aujourd’hui davantage comme une réflexion élégiaque sur la fuite du temps et les amours décomposées.
Avec beaucoup de lucidité, Yvon Lambert a collectionné les photographies de son amie, plus d’une centaine d’images témoignant d’une époque blessée, où l’urgence de vivre était absolue, mais aussi d’instants de grande mélancolie et de douceur.
Le troisième Cahier de la Collection Yvon Lambert collige ainsi quatre-vingt portraits pris sur le vif par Nan Goldin, dans le souvenir constamment réactivé, rejoué, sublimé, de la disparition de sa sœur aînée Barbara, ayant mis fin à ses jours alors qu’elle-même avait onze ans.
Il y a la laideur du consumérisme, la petitesse de la pensée matérialiste et de la logique calculante, mais il y a aussi, tel est le sens même de la quête de l’artiste, les vertiges des sens, les pulsions de vie jusque dans la mort, le carnaval des identités dans un monde privilégiant la norme à la liberté, la peur à l’audace, l’auto-confinement au déploiement des pleines potentialités existentielles.

Il y a la vie et la glu des somnambules formant société, mais il y a aussi la violence de sauvegarde, nous imposant d’arracher, à l’ennui menaçant de toutes parts notre désir d’être au monde et de rencontrer l’autre, des fragments de beauté pure.
Punaisé sur le mur d’une amie fatiguée, quelque peu lassée de vivre peut-être, le Bacchus du Caravage semble s’être absenté en lui-même, nous regardant sans nous voir vraiment : sa chair pulpeuse, son visage androgyne, le téton dégagé, la corbeille de fruits, le verre de vin indiquent des directions, un au-delà de la mélancolie l’étreignant soudain.
Les chairs sont assez souvent tristes malgré le festin des jouissances.

Des cierges s’effondrent, telle la cohorte pitoyable des peu de foi.
Le lait coule des seins d’une madone de plage.
La côte amalfitaine est une splendeur.
Il faut vivre à fond la sexualité, l’amour, les paysages, les émotions.
Il faut s’embrasser, s’enivrer, se pénétrer, se coucher tard, puis se déshabiller de nouveau pour entrer dans l’onde pure, se fondre dans le flou ou la lumière vaporeuse.
On la juge souvent exhibitionniste ou voyeuriste trash , quand je trouve Nan Goldin d’une très grande pudeur, photographiant notamment les enfants avec un respect infini, à hauteur d’intelligence, sans aucun surplomb.
On s’aime, on se déchire, on se reprend, on se tue, mais on ne vit pas à demi.
Cahier de la Collection Lambert n°3, Nan Goldin., préface et texte de Alain Lombard et Stéphane Ibars, entretien avec Yvon Lambert, Actes Sud, 2020, 96 pages – 80 illustrations
Exposition « Je refléterai ce que tu es… De Nan Goldin à Roni Horn : l’intime dans la Collection Lambert » du 27 juin au 20 septembre 2020 – Avignon
Une photographe cruciale et un article très bien senti !
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