Maurice Blanchot et le chant des sirènes, par Tiphaine Le Gall, écrivain (2)

 

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La rentrée littéraire est peu exaltante, atone, déprimante, masquée.

Heureusement, il y a le premier livre de Tiphaine Le Gall, Une ombre qui marche (éditions de L’Arbre vengeur), dont j »ai écrit hier tout le bien que j’en pense.

Pressentant des parentés entre cet ouvrage et Le livre à venir de Maurice Blanchot (1959), j’ai proposé à son auteure d’y réfléchir.

Voici le texte que j’ai reçu.

Chacun jugera aisément de sa qualité.

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« J’ai toujours pensé que le vide est la grande affaire. Le vide, c’est-à-dire l’absence, le silence, le blanc, le néant, le rien, le non-être.

            On ne nous en dit jamais rien car on est empêché et gauche. Et pourtant ses multiples visages demandent sans cesse à être apprivoisés. On les regarde dans les yeux ou on courbe la tête avec déférence, on les prend de haut ou on feint de les ignorer. Le vide est une puissance qui a sa part d’ombre et de lumière, une connaissance intuitive contre laquelle on se débat parfois, avec laquelle on compose souvent, un œil brillant qui vous fouille l’âme, tout prêt à vous absorber, vous aspirer, vous dévorer.

            Il s’enracine au cœur de la conscience de soi : l’introspection en devine les contours sans en cerner la profondeur. La métaphysique s’en empare, certes courageusement, sans parvenir à qualifier sa substance, à définir sa matière. La littérature, cherchant à dire l’absence par les mots, l’a érigé en paradoxe.

            Pour ma part, je lui ai consacré un livre, et je croyais, un peu légèrement, en être quitte. Et sans jamais espérer m’y mesurer, je pensais du moins lui avoir payé mon tribut, et pouvoir passer à autre chose.

            Et puis le silence nous a rattrapés. Nous avons été assignés à demeure, il a fallu se résigner à se taire, à attendre, à s’asseoir, à regarder la course du ciel épaissir sans fin la durée indolente du jour, à se fondre dans une tiédeur étale qui n’est somme toute pas la mort, mais qui n’est plus tout à fait la vie.

            Un jour de désœuvrement, j’ai tendu la main et attrapé un peu au hasard Le Livre à venir de Maurice Blanchot.

            Je n’avais jamais vraiment lu Blanchot. Bien sûr, en bonne sorbonnarde, j’avais été familiarisée avec ses idées. Mais il faisait partie de ces auteurs dont j’avais si souvent entendu parler qu’il ne m’apparaissait pas indispensable de le lire. De ses théories sur le silence, je pensais avoir saisi l’essentiel. Et puis je m’en méfiais un peu, sans doute à cause de ce nom à la prédestination suspecte : comment peut-on décemment s’appeler Blanchot et consacrer sa vie à l’analyse du silence ?

            J’ai donc ouvert Le Livre à venir, ce recueil de réflexions sur la possibilité de la littérature, sa destination, son impossible avenir, et immédiatement, j’ai été ébranlée par une stupéfiante coïncidence de pensée, depuis le principe fondateur (la souveraineté du silence dans la parole littéraire) jusqu’aux plus infimes réflexions ; le tout porté par une langue ciselée, juste, percutante, grâce à laquelle tout se formait et se formulait de façon gracieuse et limpide.

            Qu’il s’agisse d’élision, de fragmentation, d’implicite ou d’indicible, la littérature est tendue vers une totalité absente, et elle a à composer avec le vide qu’elle redessine, à la manière du danseur qui reconfigure par ses mouvements l’ensemble de l’espace qui l’entoure. C’est pourquoi à la question « où va la littérature ? », Blanchot répond : « la littérature va vers elle-même, vers son essence qui est la disparition. » Un peu plus loin il en parle comme du « champ libre de tentatives multiples » et à rebours des grands principes aristotéliciens, souligne ce que l’expérience de la littérature a de diffracté : « elle est l’approche de ce qui échappe à l’unité ».

            Entre effacement et dispersion, l’histoire littéraire apparaît comme une aberration. La littérature est toujours achevée, aboutie, inconsciente d’elle-même et de son mouvement, n’étant l’annonce de rien, suivant le chemin erratique que tracent pour elle les grandes plumes. L’émerveillement de Blanchot devant le génie d’auteurs qu’il admire est palpable, et pourtant il y a toujours chez lui comme une réserve, un art du point de suspension. Car tout est déjà réalisé. La littérature portant en elle sa raison suffisante, elle n’autorise aucun supplément qui ne soit vain : chaque nouvelle œuvre est impossible.

            Ou alors il faudrait qu’elle soit une « œuvre absente », ce qui fut peut-être le génie de Joubert, ce proche de Fontanes, Chateaubriand et Diderot. Le moraliste prétendit, sa vie durant, écrire un ouvrage à l’ambition totalisante, mais in fine s’en abstint, «n’ayant rien trouvé qui valût mieux que le vide ». L’œuvre véritable serait celle qui reste dans les limbes de l’idéal, sans jamais se confronter à la réalité du langage, à son imperfection et à ses limites.

            Tout le reste est passé au crible du regard sévère et sans concession du critique. La révolution du Sturm un Drang ? Une méprise qui pousse à glorifier l’artiste créateur au détriment de l’art lui-même. Le journal intime ? Il est « l’ancre qui racle contre le fond du quotidien et s’accroche aux aspérités de la vanité. » L’art du dialogue chez ces nouveaux auteurs américains ? Un sous-texte qui s’est fait « d’une insignifiance expressive », agissant en creux dans l’absence de propos.

            Finalement, la seule œuvre qui mériterait d’être sauvée serait celle qui échappe à son inscription temporelle, à l’influence de son temps en même temps qu’aux tentations du renouvellement : « être artiste, c’est ne jamais savoir qu’il y a déjà un art, ni non plus qu’il y a déjà un monde »

            On pourrait remettre cette pensée dans son contexte, celui du Nouveau roman, de l’ère du soupçon (Le Livre à venir paraît en 1959), mais ce serait alors évacuer la permanence de la question du vide, et la façon dont les œuvres questionnent depuis leurs origines le rapport du mot au silence, c’est-à-dire dans une autre perspective le rapport du langage au monde, dont il se dégage tout en le signifiant. Paradoxe criant de la littérature qui fait de l’absence l’intention secrète des mots, « une nuit en plein jour » comme l’écrivit Lévinas, son grand ami, à propos de Thomas l’Obscur.

            Excellant dans l’art du commentaire, Blanchot s’emploie, non sans ironie, à fustiger le critique qui « ne lit presque pas », et « se débarrasse hâtivement de la simplicité du livre en y substituant la rectitude d’un jugement ». Serait-ce là une mise en garde nous recommandant de pas accorder trop de crédit à ses propres jugements ? Il est en tout cas certain que chez Maurice Blanchot, le geste de la lecture et celui de l’écriture sont indissociables.

            Car le commentaire, appliquant des mots sur d’autres mots, dévoile la beauté d’un texte, en déplie le sens, en révèle la profondeur. Ne vous est-il pas déjà arrivé de passer à côté d’un grand texte, de vous retrouver à la lecture dans une forme de solitude liée à l’hermétisme d’une langue ? Le commentaire, en perçant à cœur la matrice de l’œuvre, en faisant affleurer la source profonde où elle puise son essence, en l’élevant au rang du mythe, vous prend par la main, décille vos yeux fatigués, et vous invite à porter sur le texte un regard neuf, concerné, investi.

            Je suis particulièrement touchée par la figure du critique universitaire se mettant au service de la pensée d’un autre ; l’humilité de sa tâche consistant à s’effacer pour révéler. Sous la plume de l’exégète, l’œuvre retrouve sa vigueur, se pare d’un nouvel éclat ; et pourtant c’est un travail de l’ombre. C’est une besogne lente, souterraine, qui, à force d’attentive et soigneuse lecture, met à jour un secret qui déborde la simple entreprise littéraire, et touche à notre identité profonde, notre quête, le noyau dur de notre humanité. C’est l’entreprise silencieuse et solitaire du domestique lustrant l’argenterie ; c’est Roland Barthes écrivant sur Racine, Jean Starobinski sur Montaigne, ou Maurice Blanchot sur Mallarmé.

            Le critique littéraire est ce chanoine sérieux et discret qui décortique et qui explique. Pendant que le lecteur ressent, que l’auteur exprime, le critique travaille. Il œuvre à restituer le sens du texte en le sortant de lui-même. Et  la matière qu’il modèle, contrairement à l’écrivain, ce n’est pas le langage ; c’est le silence.

            Le critique s’engouffre dans le silence du texte pour en extraire le sens, pour rendre à l’entendement ce qui relève de la pure émotion esthétique, et tout ce qui, précisément, échappe à la conceptualisation. Évidemment (et cela ne fait qu’ajouter à son mérite) c’est toujours un peu raté. Le commentaire est à la fois une corne d’abondance et le tonneau des Danaïdes. Une gratification et une malédiction. À trop chercher le déploiement du sens, on se rend compte de notre impuissance à en épuiser la matière. Plaisir de la fécondité infinie du sens, fatalité de ne jamais pouvoir saisir ce que l’on aime.

            Je lis Blanchot et je me conforte dans l’idée de l’inadéquation du langage, de son échec permanent, voire de sa trahison… Et pourtant, comment ne pas être emporté par l’exaltation qui vous fouette les nerfs dans ces moments où scintille une correspondance, une connivence profonde, une attraction ? Voilà qu’enfin quelqu’un a pensé et formulé par des mots limpides ce qui croissait en vous confusément dans le désordre de la pensée. Les mots de Blanchot ont cet effet-là : ils plongent au cœur même de l’intuition, de la dissonance, de la contraction. Avant que d’être un moyen d’expression, le geste littéraire est une tentative de dialogue, un mouvement de soi à autrui, une zone de libre circulation dans l’enchevêtrement de nos complexités individuelles. Ce poil à gratter de l’herméneute qu’est le silence littéraire, Blanchot l’entend comme le chant des sirènes : un chant dont le défaut est l’attrait, dont l’aspérité le rend irrésistible ; un chant inhumain qui imite la dissonance humaine, égarant ainsi les navigateurs, un « chant réel, chant commun, chant simple et quotidien (…) chanté irréellement par des puissances étrangères et, pour le dire, imaginaires, chant de l’abîme qui, une fois entendu, ouvrait dans chaque parole un abîme et invitait fortement à y disparaître.

Tiphaine Le Gall »

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Tiphaine Le Gall, Une ombre qui marche, éditions de L’Arbre vengeur, 2020, 208 pages

Editions de L’Arbre vengeur

 

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Se procurer Une ombre qui marche

 

 

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