Virus, mémorial d’une tragédie politique, par Antoine d’Agata, photographe

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© Antoine d’Agata / Magnum Photos

« Le 16 mars au soir, la veille du début officiel du confinement, je prends l’appareil thermique et je commence à marcher, hagard, dans les rues de Paris. »

Comme il y eut en 1937 Guernica, de Pablo Picasso,

Comme il y eut en 1967, chez Gallimard, Tombeau pour 500 000 soldats, de Pierre Guyotat, disant en de lucides et atroces hallucinations la guerre coloniale comme nul n’avait réussi à en témoigner jusqu’alors,

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Comme il y eut en 1975 le polyptique HM 75, de Bernard Dufour, évoquant le martyre de Holger Klaus Meins, membre de La Rote Armee Fraktion (RAF), dans la prison de Wittlich en Allemagne,

Comme il y eut en 2005 le tableau Septembre, de Gerhard Richter, quatre ans après les attentats contre le World Trade Center de New York,

Comme il y eut en 2008 le film Hunger, de Steve McQueen, à propos de la grève de la faim en 1981 des militants de l’IRA et de leur leader, Bobby Sands, à la prison de Maze en Irlande du Nord,

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© Antoine d’Agata / Magnum Photos

Comme il y eut en 2012 Hope, barque remplie de sacs poubelles moulés en résine noire du plasticien algérien Adel Abdessemed, esprit des exilés ayant trouvé la mort en mer Méditerranée dans leur voyage sans retour vers l’Europe,

Il y a maintenant, en décembre 2020, Virus, du photographe Antoine d’Agata, œuvre magistrale, terrible, terrifiante, sur l’épidémie de Coronavirus ayant durement touché la France depuis la Chine au printemps 2020.

C’est un livre montrant la guerre, la peur, l’épouvante, la mort.

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Une œuvre totale, très douloureuse.

Une œuvre d’extrême importance.

L’œuvre du Virus lui-même, quelque chose de diabolique, de brûlant, d’insupportable, et pourtant de première nécessité.

Quand nous aurons perdu la mémoire, et que nous chercherons peut-être à nous en construire une, il y aura ce bloc de 840 pages, comme un caillot noir au cœur de l’Histoire emportant tout sur son passage.

Il y a les paroles présidentielles, la litanie des discours autorisés, et il y a la confrontation directe avec ce qui n’a d’autre nom que l’effroi, ou l’indicible.

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Il y a aussi les voyants, les visionnaires, bénéfiques ou maléfiques, innocents ou coupables, et sûrement les deux ensemble au cœur du nihilisme dont ils font l’épreuve mieux que personne, Michel Houellebecq pour la littérature, Antoine d’Agata pour la photographie.

La rue est vide, les hôpitaux sont pleins, le pouvoir montre les dents, et son impuissance face à ce qui le déborde.

Ce pourrait être une révolution, c’est un virus particulièrement létal au comportement étrange.

Virus est là quand nous n’avons rien vu, car nous ne pouvions rien voir, enfermés, terrorisés, atomisés.

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Il faut aux grands artistes du courage pour affronter la vérité, ne pas craindre de perdre la vie, accepter d’entrer dans la zone du sacrifice.

Virus affronte donc l’invisible, en présence physique, rentre dans les microscopes, rentre dans les caméras de surveillance, rentre dans les hôpitaux de campagne, rentre dans les salles d’opération, rentre dans le désert des villes, rentre dans ce qu’interdit l’imagerie officielle, rentre dans les casques de la police, rentre dans les combinaisons de protection, rentre dans le virus.  

Impression de dystopie, d’univers à la Ballard, à la Philip K. Dick ou à la Paul Verhoeven, mais rien n’est moins concret que ces cadavres dans la rue et ces engins de construction tentant de bâtir au plus vite des hôpitaux de fortune.

On tire à vue sur les fuyards, il convient de ne pas contaminer la meute.

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Des sacs noirs et des spectres orangés.

« J’ai utilisé, explique le photographe à JJ Farré de la revue Like, un appareil thermique. J’avais fait l’expérience de cet appareil après les événements du Bataclan. J’allais dans les églises, les mosquées, les synagogues, tous les lieux de culte, quels que soient les croyances ou les rituels. Ce qui m’intéressait, c’était de les relier, de comprendre cette nécessité qu’ont les hommes de se réfugier dans un lieu de recueillement et d’illusion. (…) Parce que l’appareil capte la chaleur, et pas la lumière, étrangement, on rentre à l’intérieur des êtres. »

Antoine d’Agata a pu pénétrer, avec l’accord des équipes, dans une quinzaine de structures de soin, à Bordeaux, Paris, Nancy, Argenteuil, Marseille, réalisant 6500 photos dans les rues de Paris et autant dans les services hospitaliers de ces villes.

Etre dehors, tout le temps, jusqu’à l’épuisement, voir, traverser, pousser les portes, écouter sa voix intérieure, bien plus essentielle que les commandements étatiques.

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Léa Bismuth : « il nous faut / comprendre / une bonne fois pour toutes / que tout, / absolument tout, / a lieu sous nos yeux, / et que c’est au présent, / dès à présent, / que nous agissons. »

Nous nous isolons, les pignons tranchants de nos pauvres habitats ayant rarement paru si absurdes.

Il y a ceux qui  se calfeutrent, ceux qui travaillent, ceux qui contrôlent.

Ceux qui se cachent, ceux qui se voilent, ceux qui se gantent. 

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Ceux qui étudient les continents à la dérive des cellules malades.

Ceux qui vont jusqu’au bout de la nuit.

Atget photographiait Paris vidé de ses habitants, d’Agata fait de même cent ans plus tard, quand la mélancolie est devenue un ordre de tragédie.

Travaillant par séries, par mosaïques d’images, le photographe a construit son livre-installation (Mehdi Belhaj Kacem) comme s’il avait parcouru le royaume des Ombres : Virus est une catabase à l’époque de l’usinage mass-médiatique des corps et des consciences.

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Si la solitude est ontologique, et peut être voluptueuse, elle est ici davantage un produit de la méfiance de tous contre tous, de la menace, d’un danger rentable pour les superstructures de la sécurité.

Dans la rue, d’Agata est du côté des fous, des désespérés, des sans-logis.

Que faisons-nous de notre vie ? Que faisons-nous de notre chaleur ? Que faisons-nous de notre capacité d’empathie ?

L’homme qui marche de Giacometti est une silhouette pitoyable, courbée, effondrée, que peu regarderont.

Virus est la couverture de survie du SDF, virus est la capuche masquant le visage du junkie, virus est l’écran du téléphone portable tentant de faire face au néant tout en creusant le sentiment de perte et d’irréalité.

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Pensant le confinement en 276 propositions, Mathilde Girard écrit (numéro 26) : « Le jour et la nuit des hélicoptères sillonnent le ciel. Dans des pays lointains, des drones et des haut-parleurs. Le ciel te parle. Ta vie menace celle des autres. C’est une vérité douloureuse. Il est temps que tu l’acceptes enfin. Tu nuis. Le ciel te le dit. »

Ceux qui entrent dans le coma, ceux qui tentent de ranimer.

Ceux qui massent, ceux qui meurent.

Ceux qu’on intube, ceux qu’on inhume.

Ceux qu’on appareille, ceux qu’on dénude.

Ceux qui manquent d’air, ceux qui se se dressent.

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Ceux qu’on caresse, ceux qu’on pleure.

Ceux qu’on pleure en les caressant.

Ceux qui se relèvent, ceux qui rechutent.

Ceux qui y croient, ceux qui abandonnent.

Le corps de la société, le corps du malade, le corps du soignant, le corps du soigné.

Ce n’est pas l’Enfer, mais ce peut être le Purgatoire, cet espace intermédiaire où s’opère le tri, ou alors rien du tout, le lieu de l’impossible. 

Les corps ont la parole, et les mains, et les blouses, et les masques.

Virus est épique, viral, est un ensemble de chants, est une désolation, une sidération, un dés-astre.

Yannick Haenel : « Une béance rouge, une taie. Ici d’Agata va plus loin que Beckett. C’est donc ça un humain : une taie. »

Habité par le sentiment du tragique politique, Virus est un théâtre de catharsis et de réveil.

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L’avocat et activiste franco-espagnol Juan Branco, le 17 juin 2020 :  « J’espère que vous allez bien, que vous êtes prêts à supporter la violence qui viendra, dont encore une fois l’expression sanitaro-policière n’est peut-être que la plus insignifiante, parce qu’elle ne fait que révéler l’immensité des catastrophes individuelles que produit un système à bout de souffle. »

Voici la vie nue de notre époque, une dépression infinie, sans colère, ou furieuse. Des dos, des cercueils de cartons, des pestiférés, des pendus.

Philippe Azoury, nietzschéen : « Il n’y a pas de Monde d’Après. »

Puisque nous y sommes, dans la nuit épuisée, dans l’asphyxie.

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Antoine d’Agata, Virus, 17.03.2020 / 11.05.2020, textes de Mathilde Girard, Mehdi Belhaj Kacem, Philippe Azoury, Léa Bismuth, Juan Branco, Yannick Haenel, Frédéric Neyrat, direction artistique Tania Bohorquez, production Giuletta Palumbo, direction artistique Joao Linneu, Studio Vortex, 2020, 840 pages – 550 exemplaires, dont une édition spéciale de 50 exemplaires accompagnés d’un tirage original signé

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Studio Vortex

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Antoine d’Agata – Agence Magnum

2 commentaires Ajoutez le vôtre

  1. Matatoune dit :

    Des images très fortes, dérangeantes, un texte exigeant …je n’ose imaginer le prix de ce livre. En tout cas, merci de l’avoir présenté… Beaucoup d’émotions !

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  2. Lionel Modolo dit :

    Bonjour Fabien,
    Et merci pour d’avoir consacré un article à Antoine d’Agata…pas assez connu & reconnu à mon sens…c’est un très grand photographe, extrême certes, mais attachant !
    Je suis depuis quelques années désormais, j’ai fait un workshop en 2019 sur Arles avec lui, très enrichissant, super pédagogue…
    quant au livre, très gros, problème pour les bibliothèques 🙂 mais format sympa…entre le trouve entre 75 & 90 € mais cela vaut le coup.

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