
« S’il n’y a plus cette grande ouverture de soi qu’est l’amour dans l’écriture, ce couteau tranchant, la peur peut refluer, elle a remporté la bataille. » (Marie-Philippe Joncheray)
Il y a des signes, des transferts d’âme, une grâce se transmettant d’auteur(e) à auteur(e).
On appelle cela, qui est un mystère, littérature, ou amour, ou poésie.
En imaginant les lettres perdues – probablement brûlées par leur destinataire – de Milena Jesenska à Franz Kafka, Marie-Philippe Joncheray est devenue, le temps d’une correspondance de près de trois ans (6 mars 1920/1er décembre 1923), celle que le grand écrivain pragois appelait son « feu vivant ».
Traductrice de Kafka en langue tchèque – il écrivait dans un allemand marqué par des idiolectes pragois -, Milena est une femme affranchie, fille unique élevée en toute liberté par un père chirurgien issu de l’aristocratie, qui la fit cependant interner après une liaison amoureuse et un premier avortement.
« La traduction, écrit-elle, est un lieu physique, qui redevient un lieu mental puis un nouveau lieu physique, quand elle est achevée. La traduction est une seconde naissance. »
Mariée à un homme qu’elle respecte véritablement, Ernst Pollack, dépensier et volage, cette amie de Max Brod eut avec Kafka une correspondance compulsive, la chair des mots se substituant à la chair du corps d’un amant manqué, fuyant, apeuré.
Comment traduire Kafka ? Comment l’épouser en phrases ? Comment glisser d’une langue à l’autre, d’une langue sur l’autre ?
J’avance dans votre labyrinthe – quel beau titre – est le roman épistolaire d’une femme exprimant son désir, d’autant plus aigu que la distance entre les amants (elle vit à Vienne, lui à Prague) les contraint à se deviner par le verbe et les silences entre les mots.
Milena est une excellente nageuse aimant la danse, la vie et l’absolu, qui mourut en déportation en 1944 à Ravensbrück – vertige de penser qu’elle put connaître en ce camp d’horreur Germaine Tillon, Geneviève de Gaulle-Anthonioz et la petite amie de mon grand-père, qui n’en revint pas, mais put lui transmettre par l’intermédiaire d’un prêtre la bague qu’il lui avait donnée au moment de son départ en gage de sacrement.
Née en 1896 à Prague, Milena est belle, audacieuse, amoureuse, écrivant à Kafka sur sa demande dans sa langue maternelle, plus intime, plus vraie, plus directe.
Il a treize ans de plus qu’elle, sur le papier tout va bien, mais Kafka, « éternel fiancé » (lire Jacqueline Raoul-Duval), fasciné par la substance féminine, ne peut se soutenir que de l’élision, préférant au contact des peaux le fantasme par le verbe.
Dans l’urgence de l’écriture, Milena, qui veut donner son corps à son épistolier et ne s’en cache pas, tente de comprendre ce qu’aimer veut dire, avançant avec délicatesse dans le labyrinthe de l’homme qu’elle désire aussi pour son opacité.
« Méfions-nous des mots, ils font parfois écran. La réalité existe bien indépendamment d’eux. Elle est la vie. Elle est en mouvement. Méfions-nous du monde illusoire que créent les mots. Je les aime passionnément mais ils ne sont pas la réalité. Tout au plus servent-ils à l’inventer. La réalité est libre. Vous aussi je crois. »
Des voix se voyagent, se reconnaissent, se consolent, s’embrassent.
« Je crois que votre présence me serait brûlure et rafraîchissement. »
Kafka est juif, comme son mari, elle ne l’est pas.
« Je comprends mieux cette anxiété juive maintenant que vous me l’expliquez. N’avoir nulle part sur terre où s’établir – où cultiver la mémoire de ses ancêtres – être en quête ou en errance toujours et partout. Ne savoir s’il faut laisser se perdre cette identité profonde ou au contraire la rechercher. »
Milena veut tout lire de lui, le servir, et le libérer de lui-même peut-être, le fortifier – sa santé est si fragile, son squelette est apparent, comme celui d’un ascète.
Franz devient Frank, le tutoiement se substitue au vouvoiement.
« Je suis tellement à toi / c’est ma déchirure / je n’en peux plus / je peux tout pour toi / je ne peux rien pour moi »
Kafka quittera-t-il son terrier pour sa Milena-cafard (c’est elle qui le dit) ?
« Regarde-la droit dans les yeux. Regarde-moi droit dans les yeux et prends-moi. »
Acceptera-t-il de se métamorphoser face au beau verdict de l’amour ?
« Les nerfs doivent être solides pour ce genre de vie, la vie haute. »
Le flux des lettres emporte la lecture, et l’on oublie que Marie-Philippe n’est pas Milena, qui l’est cependant.
« Je suis une femme ordinaire, comme toutes les femmes du monde, une petite femme prisonnière de mes instincts. »
Oui, mais une femme qui écrit, qui trouve le sens au moment de la formulation, et qui vampirise ceux qu’elle aime pour transformer en gouttes d’écriture les gouttes du sang qu’elle a fait couler.
La légende dit que Marie-Philippe Joncheray est clinophile, c’est-à-dire qu’elle écrit essentiellement au lit.
Comme Catherine Millot, comme Yannick Haenel, comme tous ceux qui croient que les draps de la nuit sont aussi des tapis volants.
On trouvera à la fin de l’ouvrage des lettres non envoyées, dont celle-ci, succulente.
« Merde alors il ne comprend rien ce zèbre il commence à me haricoter à avoir peur de tout il a peur de son ombre ma parole ce juif errant me rend dingue un coup oui un coup non il veut vivre avec moi alors qu’il ne m’a pas encore baisée et ne me baisera peut-être jamais ce n’est pas parce que j’ai treize ans de moins que lui que j’ai toute la vie d’accord il écrit bien oui génie littéraire génie mon cul ça ne suffit pas et mon mari qui baise joyeusement dans la chambre d’à côté cette écervelée de Mitzi Beer qui se croit belle. Non mais qu’est-ce que tu attends bordel Franz Kafka ! Il me gonfle avec ses rêves où c’est moi qui lui demande d’attendre. Pourquoi il me dit qu’il fait cinquante-cinq kilos. Il m’emmerde avec son amour épistolaire. J’en peux plus je crois que je vais exploser. Milena qui te déteste mon amour. »

Marie-Philippe Joncheray, J’avance dans votre labyrinthe, Lettres imaginaires à Franz Kafka, Le Nouvel Attila/Le Seuil, 254 pages
https://www.seuil.com/ouvrage/j-avance-dans-votre-labyrinthe-marie-philippe-joncheray/9782493213105
https://mariephilippejoncheray.tumblr.com/

Encore un livre que tu donnes envie d’acquérir! fidèlement,Jacques
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