L’effondrement de Hambourg, par Hans Erich Nossack, écrivain

« J’ai vécu en spectateur l’effondrement de Hambourg. Le destin m’a épargné d’y jouer un rôle individuel. Je ne sais pourquoi, il n’est pas même possible de décider si je dois le prendre comme une faveur. J’ai parlé à des centaines de ceux qui se sont trouvés là, hommes et femmes ; ce qu’ils racontent, si tant est qu’ils en parlent, est si inconcevablement atroce qu’on ne peut comprendre comment ils ont pu y survivre. Mais ils avaient leur rôle et leur réplique, et devaient agir en conséquence. » (Hans Erich Nossack)

On connaissait, à propos du bombardement impitoyable de la ville de Hambourg en juillet 1943, et du tabou qui s’en suivit – comment oser se plaindre, lorsque l’on est, comme enfant du nazisme, considéré comme l’ennemi absolu de toutes les nations civilisées ? -, le texte de référence de W.G . Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, conférence donnée à Zurich en 1997 et publiée en France chez Actes Sud en 2003.

Mais il y a aussi, ce sera sûrement une découverte pour beaucoup, le témoignage exceptionnel de l’écrivain allemand Hans Erich Nossack, L’effondrement, texte publié à Genève par les éditions Héros-Limite, paru pour la première fois dans la revue Les Temps Modernes en avril 1949.  

La ville entière est devenue, vaste cimetière, horizontale.

Pendant plusieurs nuits, mille huit cents avions ont provoqué la mort dans la grande ville hanséatique.

Se sentant chargé de la mission de rendre compte de l’impossible – on appelle cela la littérature -, Nossack était avec sa compagne en vacances dans une maisonnette de location rudimentaire, lorsque Hambourg prit feu.

Il faisait beau alors, et même très chaud déjà.

« Nous avions déjà vécu deux cents attaques ou plus, dont de très sévères, mais celle-ci était quelque chose de tout à fait nouveau. Et pourtant, on le sut tout de suite : c’était ce que chacun avait attendu, ce qui telle une ombre planait depuis des mois au-dessus de tous nos actes et qui nous épuisait – c’était la fin. »

La catastrophe était pressentie par tous, elle est là, en un sens c’est un soulagement.

« Et soudain, tout fut plongé dans la laiteuse lumière des Enfers. »

Bruits assourdissants des bombes, sifflements terrifiants, tirs de la défense antiaérienne, hurlements.

« Tout cela n’a pas de sens et, quand on y réfléchit, on est envahi par une infinie pitié envers toute créature, et l’on se tait car les paroles menacent de se changer en sanglots. Aujourd’hui encore, nous ne pouvons pas entendre de musique, nous devons nous lever et partir. Quand je dis musique, je veux dire quelque chose comme l’Aria de Bach ou d’aussi prenant. »

Ce sont les jours du Déluge.

La terre tressaute dans son agonie, et les mésanges gazouillent.

Arrivée des réfugiés, silencieux : le moindre craquement de parole aurait fait exploser une nouvelle fois l’air saturé de drame.

Nossack décrit le comportement de la population, le manque de solidarité très fréquent de la parentèle, la tombée des masques dans l’expérience de la perte et de l’errance.

Impression de cauchemar éveillé, de spectacle concernant parfois à peine les protagonistes.

Retour à Hambourg.

Scène inimaginable d’un couple prenant son café tranquillement sur son balcon alors que tout est en ruine autour d’eux.

The real life, comme le dirait Roger Salloch.

Manque de tout, notamment de chaussures solides.

La ville est en chaos, l’Etat est impuissant, et pourtant, sans qu’on ait besoin de lui enseigner ou ordonner quoi que ce soit, la population, calme, s’organise – c’est une leçon politique.

« Et autre chose encore : je n’ai pas entendu une seule personne insulter les ennemis, ni les rendre coupables de la destruction. »

Ne pas penser à se venger, mais assumer son destin, du moins d’abord.

Et puis il y a cette sensation, étonnante, choquante, et finalement tellement compréhensible : « Traversant à ville allure ce paysage de paix, nous approchions de la ville morte. M’envahit alors, venue je ne sais d’où, une sensation de bonheur si pure et absolue qu’il m’en a coûté de ne pas crier ma joie : Maintenant la vraie vie commence enfin ! Comme si une porte de prison s’était tout à coup ouverte devant moi et que m’avait frappé en plein visage l’air pur d’une liberté longtemps pressentie. Ce fut comme un accomplissement. » 

Une semaine plus tard, la ville anéantie est devenue le royaume des rats, des vers et des mouches : « Le bruit courait que les cadavres, ou quel que soit le nom qu’on veuille donner aux restes de ces anciens êtres humains, étaient brûlés sur place ou éliminés dans les caves avec des lance-flammes. Mais en réalité, c’était pire. Les prisonniers ne pouvaient pas pénétrer dans les caves tant il y avait de mouches, ils glissaient comme des vers longs comme le doigt, et les flammes devaient leur frayer un chemin vers ceux qui avaient péri par les flammes. Rats et mouches régnaient sur la ville. Effrontés et gras, les rats grouillaient dans les rues. Mais les mouches étaient encore plus répugnantes ; d’un vert irisé et grosses comme on n’en avait jamais vu. Agglutinées en masse les unes sur les autres, elles se vautraient sur le pavé, s’accouplaient sur les restes de murs et se chauffaient, repues et fatiguées, sur des éclats de vitres. Quand elles ne pouvaient même plus voler, elles nous poursuivaient en rampant à travers les moindres fissures, souillaient tout, et leur bruissement, leur bourdonnement, était la première chose que nous entendions au réveil. Cela ne cessa que plus tard, en octobre. »

Ecrit en novembre 1943 alors qu’il avait quarante-deux ans, le témoigne de Nossack, dont six livres ont paru chez Gallimard entre 1950 et 1964, est capital pour comprendre et ne pas oublier l’un des moments peut-être les plus occultés de la Seconde Guerre mondiale.

Hans Erich Nossack, L’effondrement, traduit de l’allemand par Jean-Pierre Boyer et Silke Hass, Editions Héros-Limite, 2021, 80 pages

https://heros-limite.com/livres/leffondrement/

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Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Roger Salloch dit :

    Thank you for the Real Life citation dear Fabien. I have hopes the novel will be published next year. all best,

    Roger

    J’aime

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