
« Le cinéma n’est pas apparu pour divertir, il était l’outil de la science. Donner à voir le monde. Le cinéma est né d’un profond désir de dissection : décomposer le mouvement. Saisir le vol d’un oiseau, la respiration d’une grenouille, les mouvements d’un tendon, le battement d’un cœur. »
Pionnière méconnue du cinéma, la Française Alice Guy (1873-1968), première femme réalisatrice de l’histoire du médium, scénariste, directrice de Studio aux Etats-Unis avant la naissance d’Hollywood, auteure probable du premier film de fiction, La Fée aux choux (1896), est l’objet d’un très beau livre de la romancière Céline Zufferey prenant la forme d’une enquête.
Partie à la recherche d’une œuvre perdue, Bataille de boules de neige (on se souvient que c’est aussi le titre d’un film réalisé par les frères Lumière), Constance, la narratrice de Nitrate découvre avec passion le destin des pellicules du premier cinéma, facilement inflammable et hautement dégradable.
C’est un livre sur le temps – ce qu’il reste à sauver, ce qu’il faut conserver, ce qu’il faut accepter de perdre -, doublé d’une réflexion sur le corps, ce qui l’attaque, le ronge, le flétrit, et sur la façon de composer un texte comme on monte des séquences au cinéma, et coupe.
D’abord secrétaire chez Gaumont, Alice Guy eut un destin exceptionnel, depuis 2018 un prix est décerné en son nom, l’histoire des femmes est en perpétuelle réécriture.
Deuxième livre de Céline Zufferey publié chez Gallimard après Sauver les meubles (2017), cet ouvrage d’obsession et de mémoire est un hommage à travers Alice Guy à toutes celles et ceux qui ouvrirent des voies nouvelles.
Les Mémoires d’Alice Guy furent édités de façon posthume, tout est à reprendre, tout est passionnant.
Née en France d’une famille vivant au Chili, sa vie sera faite d’allers-retours entre l’Europe et les Etats-Unis.
Auteure de cinq cents à sept cents titres, la créatrice de la société de production la Solax passera son existence, une fois la faillite venue, à rechercher ses films un peu partout dans le monde, n’en retrouvant selon la légende que deux en Allemagne.
En cette première ère du cinéma où tout est à inventer, la légende se mêle à la réalité, il faut donc plonger dans la fiction pour en extraire des bribes d’histoires tangibles.
Aujourd’hui encore, dans une mine, dans un grenier, dans un sous-sol, dans une arrière-salle de cinéma, dans des garages, dans des granges, des films réapparaissent, le miracle est possible, même si deux-tiers des pellicules en nitrate de cellulose des quinze premières années du cinéma ont vraisemblablement péri à tout jamais, notamment par autocombustion.
Relevant le défi de retrouver ce film datant de 1900 inscrit au catalogue de la Gaumont sous le titre de Bataille de boules de neige, la jeune passionnée se rend au fort de Bois d’Arcy où reposent les immenses archives du CNC, et se rend compte qu’Alice Guy est partout, à Londres, Stockholm, Lausanne, Berlin, Wellington, Gemona, Amsterdam, Washington, Munich, Vienne, Ottawa, Canberra, Milan, Los Angeles, Montevideo, Berkeley, Montréal, Paris, New York, Téhéran.
Les pellicules ont circulé, mais le film que cherche la narratrice n’est répertorié nulle part.
Il faut essayer la piste des forains, qui projetaient des images à la façon d’une attraction, entre deux numéros, et celle des collectionneurs, Constance partant à leur rencontre (deuxième moitié du livre).
S’il est indéniablement un roman, Nitrate est également un ouvrage formidable sur les débuts du cinéma – son origine introuvable -, ses héros (les Lumière, Emile Reynaud, Thomas Edison, Louis Aimé Augustin Le Prince, Eadweard Muybridge, Etienne-Jules Marey) et les premiers dispositifs de vision ou de projection (Kinora, zootrope, praxinoscope…).
« Il y a une vie secrète à l’intérieur de la pellicule. Les films sont animés, pas parce qu’ils ont enregistré des corps et des visages, pas parce qu’ils gardent à leur surface des hommes et des femmes qui se rencontrent, se poursuivent, se mentent et se retrouvent, mais pour les foisonnements chimiques qui agitent les sels d’argent et la cellulose. D’abord l’image se décolore. Elle brunit, se flétrit. L’émulsion petit à petit devient gluante, jusqu’à ce que la bobine se ramollisse, se boursoufle, c’est une matière compacte et molle, on l’appelle le miel. Puis tout se solidifie, la pellicule ne se déroule plus, elle n’est qu’un amas solide. La masse ensuite se désagrège, ne reste qu’une poudre brune à l’intérieur d’une boîte en fer. Plus la pellicule vieillit, plus elle est dangereuse. Au dernier stade, elle s’enflamme dès trente degrés. »
Les images étaient des récits, puis des phrases nominales – l’auteure les goûte -, puis rien.
On peut penser ici au très beau travail du plasticien Eric Rondepierre réalisé à partir des images dégradées issues des cinémathèques du monde entier donnant aux êtres un aspect fantasmatique et monstrueux.
« En 1999, écrit Céline Zufferey un brocanteur visite une maison abandonnée en Charente-Maritime. Dans une armoire, il découvre quatre-vingts kilos de bobines. Il les vend à deux collectionneurs de la région qui en brûlent la moitié, les plus endommagées. Quatre-vingt-dix-huit films seront sauvés, des pellicules des années 1896 à 1903, dont plusieurs étaient considérées comme à jamais disparues. »
On peut rêver, il faut rêver, les trésors existent, on peut même, en bonne archéographe, les inventer.

Céline Zufferey, Nitrate, Gallimard, 2023, 208 pages

https://www.leslibraires.fr/livre/21834066-nitrate-celine-zufferey-gallimard?affiliate=intervalle
En 1999, écrit Céline Zufferey un brocanteur visite
tu lui donnes une virgule de plus peut-être ?
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