
Santiago, 19 septembre 1971 © Raymond Depardon / Magnum Photos
« Durant ces seize années de dictature, les forces armées et la police politique torturent des dizaines de milliers de personnes, en assassinant plus de 3200 (…). Des centaines de milliers de personnes sont contraintes à l’exil. » (Franck Gaudichaud, Comprendre la révolution chilienne)
Cinquante ans après le coup d’Etat du général Pinochet au Chili ayant eu lieu un 11 septembre, les éditions Atelier EXB publient, sous la direction de Robert Pledge, les reportages majeurs de Raymond Depardon, qui s’était rendu en septembre 1971 à Santiago, ainsi que dans le sud du pays, et de David Burnett, arrivé dans la capitale juste après la mort d’Allende, le président démocratiquement élu se suicidant dans son palais de la Moneda en flammes quelques heures après avoir prononcé un discours important : « Vive le Chili, vive le Peuple, vive les travailleurs ! Ce sont mes dernières paroles, j’ai la certitude que le sacrifice ne sera pas vain et qu’au moins surviendra une punition morale pour la lâcheté et la trahison. »

Manifestation de soutien à l’Unité Populaire, Santiago, 15 septembre 1971 © Raymond Depardon / Magnum Photos
A l’occasion du premier anniversaire de l’Unité Populaire et l’accession au pouvoir d’Allende, Depardon documente la ferveur de la population à propos de l’expérience socialiste que promeut leur président, nationalisant des pans entiers de l’économie et proposant une réforme agraire ambitieuse.
Fils de paysan ayant jusqu’alors peu revendiqué ses origines, le cofondateur de l’agence Gamma à Paris trouve chez le peuple des campagnes qu’il rencontre, notamment les Mapuches très isolés, une voie de libération personnelle, parvenant même, une fois revenu à Santiago, à photographier leur héros entouré de ses chiens dans sa résidence présidentielle.

Santiago, 20 septembre 1973 © David Burnett / Contact Press Images
« Quand Raymond Depardon nous rendit visite en 1971, silencieux avec de grands yeux surpris, explique le photographe Luis Poirot, il cherchait déjà son monde intérieur, celui que photographient les grands photographes. »
Des paysans posent avec leurs animaux, les enfants sont des influx de vigueur, il y a sur des baraquements le portrait de Che Guevara.
Charrette tirée à la main, réunions syndicales d’ouvriers communistes à Parral, ville natale de Pablo Neruda (Marx est sur les murs), faucilles, marteaux et fusils sous l’œil bienveillant d’un Christ pantocrator.
Des journaliers attendent qu’on les embauche, un plus fortuné passe en cheval sur la route, tous portent des ponchos.

Parral, 21 septembre 1971 © Raymond Depardon / Magnum Photos
Labours, semailles, ciels tourmentés, Raymond Depardon connaît bien cela.
Ses portraits en légère contre-plongée sont les plus réussis, qui disent la dignité, le courage, l’endurance.
Des petits garçons traient une vache plantée dans la boue : le lait tombe dans la tasse en fer blanc qu’ils boiront très certainement très vite.
Pauvreté n’est pas misère, solitude ensemble n’est pas esseulement.
Les travailleurs agricoles portent des bâtons, prêts à se battre.

L’asentamiento Arnoldo Ríos, entre Temuco et Puerto Saavedra, 24 septembre 1971 © Raymond Depardon / Magnum Photos
Dans la région de Libertador General Bernardo O’Higgins, la plus grande mine de cuivre souterraine au monde, entourée de montagnes enneigées et surmontée d’une lune, est symbole de l’origine fantastique, et vaguement inquiétante, d’une partie de la richesse du pays.
Le noir et blanc très contrasté parfois donne une tension aux situations.
En ville, dans la capitale, on pleure le décès d’un syndicaliste, on manifeste, on lève le poing, on crie.
La gauche est dans la rue, et compte bien ne pas perdre le pouvoir.

Domaine forestier de Santa Adriana, Région de Biobío, 27-28 septembre 1971 © Raymond Depardon / Magnum Photos
Beauté et fermeté des visages, masculins et féminins.
Le président rencontre des journalistes, un prélat, passe en voiture décapotable, applaudi par la foule.
Raymond Depardon photographie l’armée en rang.
Parmi les soldats, combien de fidèles ? Combien de félons ?
Sonja Martinson Uppmann, ex-secrétaire à l’ambassade de Suède au Chili, se souvient du clivage important régnant alors dans la population, de la circulation des rumeurs, de la liesse, des inquiétudes et des colères, du début de pénurie dans les magasins.

Le campamento Che Guevara, Santiago, 10 septembre 1971 © Raymond Depardon / Magnum Photos
« On assistait, confie-t-elle, à une polarisation entre la gauche et la droite, cette dernière voulant détruire ce qui avait été mis en place par le gouvernement d’unité populaire. Nous avons appris par la suite que la CIA était intervenue et s’était mêlée aux grèves de transport qui paralysaient alors le pays. Les gens avaient si faim qu’ils finirent par tuer des chiens pour les manger. Il y avait beaucoup de signes avant-coureurs d’un coup d’Etat, notamment au sein des forces armées. »
Effectivement, la junte s’empare très vite du pouvoir, des opposants sont arrêtés en nombre, de simples passants soupçonnés d’être de gauche allongés à plat ventre sur les routes, une arme pointée sur eux.
Des ambassades ouvrent leurs portes – suédoise, italienne, française…-, accueillant les plus menacés.
« Un jour, poursuit-elle dans un témoignage impressionnant, où j’étais en conversation dans le patio de l’ambassade avec le ministre de l’agriculture d’Allende, Rolando Calderon, des snipers ont tiré sur lui et l’ont atteint en pleine tête. J’ai senti la balle passer tout près de mon cou et j’ai cru un moment qu’il était mort. Nous avons réussi à le transporter à l’hôpital, mais il y a été kidnappé et envoyé dans un hôpital militaire où il a été torturé. Il a heureusement survécu et j’ai pu le rencontrer quelques années plus tard. Il avait perdu un œil. »
Quelques jours après le coup d’Etat, David Burnett arrive à Santiago.
Les militaires se livrent à de vastes opérations de répression, notamment l’enfermement de centaines d’opposants dans les stades – les autorités militaires veulent montrer aux journalistes étrangers qu’ils traitent bien leurs ennemis politiques -, que photographie le jeune reporter de vingt-six ans, récompensé bientôt par le prix Robert Capa.
Burnett saisit à travers la vitre de sa voiture le visage implacable du général assassin, l’image est glaçante.
Rues vides, traces de barricades, checkpoints.
Mains sur la tête, casques en fer avec jugulaire, mitraillettes.
Atmosphère de terreur, planques, jumelles.
Cartouchières serpentines, voitures fouillées, contrôles d’identité.
Jeunesse de la soldatesque, documents brûlés, pleurs.
Réalité des cimetières, tombes fraîches, fleurs de désolation.

Augusto Pinochet, Santiago, 21 septembre 1973 © David Burnett / Contact Press Images
Douze jours après la mort de son ami Allende, Pablo Neruda décède, officiellement des suites d’un cancer de la prostate.
On se demande aujourd’hui, des toxines ayant été retrouvés dans ses ossements, si le poète national n’aurait pas été empoisonné par la junte.
Qui serait surpris de cette ignominie de plus de la part des médiocres galonnés ?
Aux funérailles de son ami internationalement célèbre, rappelle Luis Poirot, l’écrivain Francisco Coloane clamait : « Tu n’es pas mort, tu n’es pas mort, parce que les fleurs ne meurent pas au printemps. »
David Burnett était là, photographiant notamment la veuve si belle de l’écrivain, Matilde Urrutia Cerda.
Reste à reconstruire une gauche internationaliste et combattive.

Raymond Depardon / David Burnett, Septembre au Chili 1971/1973, Sonja Martinson Uppman, Alejandra Matus, Robert Pledge, Luis Poirot, conception et direction d’ouvrage Robert Pledge, édition Jordan Alves, design graphique François Dézafit, fabrication Charlotte Debiolles, François Santerre, éditions Atelier EXB, 2023, 192 pages
https://exb.fr/fr/home/599-septembre-au-chili-19711973.html
Exposition à la Galerie du Château d’Eau (Toulouse), du 11 septembre 2023 au 7 janvier 2024

Extrait de Paz Errázuriz, Histoires inachevées (Atelier EXB, Maison de l’Amérique latine, Paris, 2023)
Photographies © Paz Errázuriz
Mais le Chili c’est aussi l’œuvre passionnante de l’artiste méconnue en Europe, Paz Errazuriz.
Les éditions Atelier EXB ont la bonne idée de publier conjointement cette femme engagée, ayant pensé son travail comme une résistance face à la violence du régime pinochetiste et à l’oubli des populations vulnérables.
Intitulée Histoires inachevées, sa première monographie en français fera connaître une photographe d’importance, ayant une conscience sociale et féministe aiguisée.

Extrait de Paz Errázuriz, Histoires inachevées (Atelier EXB, Maison de l’Amérique latine, Paris, 2023)
Photographies © Paz Errázuriz
« Elle s’attache à l’éthique, précise Béatrice Andrieux, commissaire d’une exposition ayant lieu à la Maison de l’Amérique latine à Paris, dans sa relation empreinte de respect et d’empathie pour les personnes photographiées, qui n’ont généralement pas accès au pouvoir ou qui ne peuvent exprimer leur malaise. »
Ce sont des travestis travaillant dans des maisons closes (à Talca et Santiago, série en noir & blanc et couleur La manzana de Adan, 1982-1987), des personnes vivant dans des hôpitaux psychiatriques (El infarto del alma, 1992-1994) ou des prisons (Nuble, 2019), des errants, des femmes indiennes violées ayant survécu à leur calvaire (Sepur Zarco, 2016), des survivants de l’ethnie Kawesqar (Los nomadas del mar, 1995).
Il y a aussi, dans de très belles nuances de gris, des personnes endormies (Los dormidos, 1979-1980), dont on ne sait pas si elles vivent dans la rue ou se reposent simplement, sur un banc, une pelouse, une devanture de magasin.

Extrait de Paz Errázuriz, Histoires inachevées (Atelier EXB, Maison de l’Amérique latine, Paris, 2023)
Photographies © Paz Errázuriz
Paz Errazuriz photographie avec beaucoup de douceur des personnes devant affronter l’hostilité de la société, ou simplement saisies dans un moment d’intimité partagée (ses danseurs de tango, 1988).
La différence est pour elle une valeur, qui montre avec El Circo (1981-1982) la vie dans les petits cirques de son pays.
Ses boxeurs ne sont pas des brutes, ce sont des frères d’âme luttant davantage contre eux-mêmes que contre les autres.
On ne peut découvrir un regard d’une telle ampleur et d’une telle humanité qu’avec émerveillement.

Paz Errazuriz, Histoires inachevées, textes d’Alain Rouquié, Béatrice Andrieux, Marie Perennès, entretien avec Paz Errazuriz, édition Nathalie Chapuis, assistée de Camille Cibot, conception graphique Elisabeth Welter, fabrication Charlotte Debiolles, François Santerre, Atelier EXB, 2023, 176 pages
https://exb.fr/fr/home/598-histoires-inachevees.html

Extrait de Paz Errázuriz, Histoires inachevées (Atelier EXB, Maison de l’Amérique latine, Paris, 2023)
Photographies © Paz Errázuriz
Exposition à la Maison de l’Amérique latine (Paris), du 8 septembre au 20 décembre 2023 – commissariat Béatrice Andrieux
https://www.mal217.org/fr/expositions/paz-errazuriz-histoires-inachevees-historias-inconclusas