
« Les pauvres sauveront le monde. » (Jean-Luc Godard)
J’entends de plus en plus souvent dire qu’il faut en finir avec les polémiques concernant la période du confinement et la façon dont fut administrée la pandémie, que tout cela est loin.
Bien au contraire, qui pensa cet événement ? Qui s’offusqua de tout son être de la réduction des libertés publiques et du mépris général envers les opinions divergentes ? Qui s’éleva contre la médiatisation extrême de la jouissance de la mort, l’absurde des injonctions des autorités sanitaires et l’enrôlement totalitaire des médecins ?
Qui comprit vraiment qu’être considéré comme « sous-citoyen » était le prélude d’un lynchage programmé ?
On entend mieux peut-être aujourd’hui la fameuse formule de Lacan : « Hitler, au fond, était un précurseur. »
Les plus sensés le savent : la prochaine fois, ce sera pire.
On a sous-utilisé la surveillance numérique, on n’a pas encore assez dressé la population, il faut que chacun devienne le maton de son voisin, surtout s’il n’a pas les bons papiers, et qu’il le contamine par son délire hygiéniste.
On a rasé les murs, on les a sautés, on s’est embrassés dans les cimetières ou les églises, on a trouvé les chemins de la solidarité, on a bu et ri quand la ville dormait.
Les polices nous voyaient quelquefois, qui, plus lucides que leurs chefs, n’en avaient cure.
Sous ce vaste envoûtement, il y a une idéologie, ravageuse, que Mehdi Belhaj Kacem et Marion Dapsance appellent dans leur dialogue publié aux éditions Tinbad (Guillaume Basquin) Le mythe transhumaniste.
La gestion biopolitique de la période – un prélude à de plus vastes contrôles encore – fut une thanatopolitique.
Il nous aurait fallu entendre que notre corps ne nous appartenait pas, qu’on le devait à la société, qu’il n’était rien, un peu plus qu’un déchet, et que notre visage, condition de la politique comme de l’enseignement, n’était qu’une grimace.
Les donneurs de leçons ou les normopathes s’en fichent, la soumission est leur loi, elle les fait vivre, et même durer dans l’insignifiance.
A ne plus en connaître la saveur et l’énergétique uniques, la liberté se perd, devient une pauvre chose, n’existe plus.
Il faut relire Villon, Debord, et tous les grands irréguliers, ceux dont on a besoin quand on cherche à nous réduire – si vous manquez d’inspiration, voir les écrits complets de Philippe Sollers.
Aux portes du pouvoir, il y eut les Gilets jaunes.
Aux portes du pouvoir, il y eut les intouchables, les égarés, les saints, les plus savants, ainsi Giorgio Agamben très en avant.
Spectacle, falsification, le vrai comme moment du faux.
Prenant appui sur le classique Le mythe nazi, de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Mehdi Bekhaj Kacem et Marion Dapsance voient dans le mythe transhumaniste, scientiste, hygiéniste, eugéniste et totalitaire, l’horizon de notre temps.
Il n’y a pas d’hominisation sans appropriation technologique – MBK en fait avec Bernard Stiegler toute son ontologie pléonectique -, et expansion de celle-ci, l’époque que nous vivons – fusion de l’Etat et de l’entreprise, régime mondialisé capitalo-communiste, projet d’un vaste camp de concentration numérique – tentant, dominée par les oligarques réunis, d’accomplir le pas ultime d’une expropriation terminale en transformant chaque être humain en QR code.
Marion Dapsance se souvient avec justesse de Georges Bernanos, qui écrivait dans La France contre le robots (1947) : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. »
MBK : « C’est ça le projet de Davos : le capitalisme extrême pour une extrême minorité, le « communisme » concentrationnaire pour l’écrasante majorité de l’humanité. »
Il y a les bons citoyens, et les autres, fliqués, harcelés, inquiétés.
Il y a les insurgés – la langue de feu se voit, s’entend, se prouve -, et les autres, les pitoyables entrepreneurs de leur propre vie.
« Au plan théorique, avance MBK, il faut moins que jamais céder sur ce qui est la tâche moderne de la philosophie depuis Kant [et Bach] : la déconstruction de la métaphysique. Savoir : le démantèlement des grands édifices normatifs créés par la pensée occidentale pour orienter les consciences, les vies et les actions dans une direction homogène. Pulvériser ces grandes entités a permis, depuis deux siècles, la pluralisation des modes de vie, de penser et d’agir. »
Opposant « cerveau collectif » reprenant les meilleures intuitions anarchistes et « intelligence artificielle », le philosophe prophétise à propos de l’illuminisme transhumaniste (expression qu’aurait sûrement approuvée le regretté Paul Virilio) : « Il ne fait à mes yeux aucun dote que la tentative de coup d’Etat planétaire des oligarques transhumanistes est destinée à échouer ; la seule question qu’il faut se poser est : à quel prix ? (…) Le danger suprême du transhumanisme, qui l’apparente de si près aux pires totalitarismes du siècle dernier, c’est la croyance en un « dépassement dernier » (la « solution finale »), au titre de « l’homme (entièrement) nouveau », thématique choyée aussi bien par Lénine et Mao que par Hitler et Mussolini. Aujourd’hui, Gates et Schwab. »
Croire alors que les désœuvrés, ceux sur qui la société a peu de prise, sont aujourd’hui les vrais révolutionnaires, porteurs de la beauté du projet de l’absence de projet.
« Les gens plus ou moins marginaux, sans travail, vivant au ban de la société, ont toutes les chances, poursuit-il en se souvenant d’un texte écrit pour la revue Tiqqun, d’avoir un regard plus lucide sur celle-ci, que quelqu’un qui y est vitalement lié (par exemple un universitaire…). Mais surtout, les personnes désœuvrées ont le temps de faire leurs propres enquêtes, de s’informer autrement, d’essayer de déchirer le rideau (…) Il est donc loin à exclure que le désœuvré, par le temps qui viennent, soit appelé à louer le rôle dialectique « moteur » que Hegel prêtait au valet ou à l’esclave dans son système, ou Marx au prolétariat dans le sien. »
On peut donc lire Le mythe transhumaniste comme un texte d’éveil, dont les propositions feront quelquefois hurler au conspirationnisme ou au complotisme, mais qui n’en demeure pas moins une chance pour penser ce qui vient dans ce qui est advenu.

Mehdi Balhaj Kacem et Marion Dapsance, Le mythe transhumaniste, Discussion philosophique sur les tenants et aboutissements de la « crise Covid », Tinbad, 2023, 110 pages