
Claude Monet, Crépuscule à Venise, 1908, Huile sur toile, 73×92 cm, Tokyo, Bridgestone Museum of Art
« C’est qu’elle fait tout disparaître quand elle chante ! »
Comme il est doux de suivre la phrase de Léonor de Récondo, assurée, calme, précise.
Roman d’apprentissage – à la musique, à l’amour -, Le grand feu se déroule dans la Venise du XVIIIe siècle, où la demi-année de carnaval semble la dernière épopée possible pour une cité ayant perdu nombre de ses possessions en mer Méditerranée.
Dehors, il y a les masques et les ris des embarcations sur la lagune, mais dedans, dans la fameuse institution de la Pietà où est recueillie dès sa naissance Ilaria qui y sera formée, selon les lois de cet orphelinat doublé d’une académie de musique, au chant et au violon, c’est l’austérité.
Les concerts donnés en cet espace de charité où Antonio Vivaldi trouve des interprètes d’excellence y sont des événements, participant à la gloire d’une cité s’illuminant chaque soir d’un feu divin du côté de la Salute et de San Giorgio Maggiore.
Violoniste elle-même, Léonor de Récondo sait les difficultés et la grâce de l’instrument, son exigence et ses beautés folles demandant, pour permettre les plus audacieuses envolées, un ancrage terrestre ferme.
Terra ferma.
Fille d’une famille de marchands d’étoffes, Ilaria, enfant abandonnée à l’élévation de la musique, apprend la discipline auprès de Bianca, portière de l’institution, mais aussi sage-femme, de la Prieure sévère aux désirs inavouables, et de Vivaldi, dont elle devient la copiste.
Le maestro lui confie : « Tu vas voir, chaque violon est un monde qui s’ouvre. »
Le feu se préserve, et se propage, Ilaria est très douée pour cela, qui devient amie avec Prudenza Leoni, envoyée quatre fois par semaine la Pietà pour y apprendre le chant.
Habitant dans un palais, cette enfant issue d’une famille patricienne illustre parvient à y inviter sa jolie complice, descellant en elle, qui découvre pour la première fois, émerveillée, les splendeurs de sa ville, un désir de liberté la brûlant – très belle scène où Ilaria se jette à l’eau pour éteindre l’incendie qui la consume intimement.
« Ilaria se demande si Venise est une ville d’eau parce que justement tout s’y enflamme. »
Paolo, frère de Prudenza, rêvant de reprendre la Crête aux Turcs, tombe immédiatement amoureux d’elle.
Un seul regard, mais à fond.
« La beauté du corps d’Ilaria le saisit du ventre à la gorge. »
Le grand feu est un livre de transmission et d’initiation : on se passe un violon ou une partition, on ramasse un ruban pour le placer sous son oreiller, ou sur son corps – comment ne pas penser à La Princesse de Clèves ? -, on se confie des histoires de famille, on trace des lettres.
Avec un art du récit et des silences très assumé, Léonor de Récondo invente pour chaque destinée, en un paysage de brefs chapitres aux motifs entrelacés comme on en voit sur les façades des demeures luxueuses bordant le Grand Canal, un chemin d’espoir et de libération : l’union conjugale pour Maria la chanteuse aux airs d’ange et Prudenza la lucide – pour être libre, lorsqu’on est née femme, il faut être veuve, pour être veuve, il faut se marier -, le couvent pour Giuletta la violoniste, la bravoure par les armes pour Paolo, la musique comme compagne indéfectible pour Ilaria.
Le grand feu dit le corps en ses limitations et ses épanouissements, dit l’abandon – féroce et omniprésent -, dit la musique comme flamme de réconfort et d’unité retrouvée.
« C’est dans le son qu’elle déclare son amour, qu’elle le déclame ; une exaltation du corps qu’elle ne trouve nulle part ailleurs que dans l’archet sur la corde. La vibration ondulante. Point de poèmes, points de mots assez beaux pour exprimer cette intensité-là. Parfois, en répétitions, quand son corps parfaitement aligné avec son âme, sans aucune tension, dans une joie profonde, parvient à jouer, quand l’onde circule lentement, elle se dit, j’y suis. Je deviens la respiration du monde. »
La couleur de cet ouvrage est le bleu, un peu le rouge, et, menaçant, le noir de la peste.
L’amour qui meut les amants, le soleil et les autres étoiles, en est la clé de voûte.

Léonor de Récondo, Le grand feu, Grasset, 2023, 224 pages
https://www.grasset.fr/auteur/leonor-de-recondo/
