
©Jérémy Lempin
« D’une manière générale, un « trauma » est activé par l’irruption soudaine d’une menace vitale qui prend de court celui ou celle qui le subit. Cette perturbation liée à une confrontation ou à un événement imprévisible est appelée « rencontre traumatique ». Elle peut survenir au feu, sous les tirs, comme au moment de l’explosion d’un engin explosif improvisé (IED). Mais d’autres situations extrêmes peuvent également la provoquer : une blessure reçue, l’assistance à un camarade touché, une prise d’otages, la découverte de cadavres, par exemple lors des exhumations de charniers en ex-Yougoslavie ou au Rwanda, ou l’exposition à des scènes « insoutenables », comme au Bataclan ou après le crash d’un aéronef. Autant d’événements marquants qui sont, de plus, associés à un vécu d’impuissance. »
Nous sommes durant la Première Guerre mondiale.
Lors d’une tournée d’inspection dans les tranchées, alors qu’un assaut doit être menée contre une position haute allemande, la côte 110, le général Mireau, personnage du film de Stanley Kubrick Les Sentiers de la Gloire (Paths of Glory, 1957), rencontre un soldat visiblement sous le choc de ce qu’il vient de vivre.
Alors qu’on explique au gradé qu’il a probablement été commotionné, celui-ci le frappe au visage, indigné par ce qu’il considère immédiatement comme de la couardise.
« Être commotionné dans l’armée française, clame-t-il, cela n’existe pas. »

©Jérémy Lempin
Nous sommes près de quatre-vingt-dix ans plus tard en France, et les commotionnés sont nombreux.
Dans un livre d’alerte, issus d’entretiens avec des hommes et femmes souffrant de l’Etat de Stress Post-Traumatique (ESPT), Aux armes et caetera, Jérémy Lempin, qui fut photographe au sein de l’armée de 2006 à 2016, évoque avec beaucoup de force et de sensibilité les blessures psychiques des soldats ayant vécu des traumatismes.
L’ambition est de donner la parole aux victimes et de mieux faire connaître l’ESPT, afin d’affiner leur prise en charge par les pouvoirs publics.
Il y a Anne, veuve de Jean-Louis, atteint d’un ESPT depuis 1994 qui ne fut détecté qu’en 2015 après vingt-cinq ans de carrière au 3e RIMa (régiment d’infanterie de marine de Vannes) et dix-huit missions à l’étranger.

©Jérémy Lempin
Il y a Aurélien, actuellement en arrêt longue maladie, ancien maître-chien au 132e régiment d’infanterie cynotechnique de l’armée de terre à Suippes.
Et Benjamin, rentré du Mali ; Mélanie, infirmière au sein du service de santé des armées, atteinte d’un ESPT depuis le suicide d’un de ses collègues en France en 2016 ; Philippe, technicien en identification criminelle dans la gendarmerie ; Pierre, envoyé en Algérie à l’âge de 19 ans.
Pour les militaires de notre nation, les Opérations Extérieures (OPEX) ne manquent pas, où les épreuves peuvent être terribles : Sahel, Afghanistan, République centrafricaine, Kosovo, Rwanda, golfe de Guinée, Liban, Libye…

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Tous racontent un comportement ayant radicalement changé, les cauchemars, l’hyperactivité, le stress, l’agressivité envers les proches parfois.
Publié avec inventivité, la lecture se faisant verticalement, comme on fait défiler les images d’un album impossible, marqué par la solitude, le silence, les souffrances tues.
Impression de feu, bords de mer apaisants, treillis militaires suspendus dans un carton, médailles, murs nus, porte défoncée (trop de douleur), drogues diverses pour tenir.
N’être que l’ombre de soi-même, ne plus se comprendre, vivre un état de guerre intérieure.
Une rupture psychique a eu lieu, devenue béance, puis trou noir.
Un miliaire peut-il dire sa souffrance sans en avoir honte ?
Bien sûr, oui, il le faut.
Pierre raconte sa guerre : « En Algérie, j’ai failli y passer plusieurs fois, j’ai eu de la chance. C’était très dur, avec des sorties tous les jours. Ça canardait. A la morgue, les corps arrivaient chaque jour, et j’étais chargé de les mettre au frigo. Je devais enlever leur tenue de combat et les mettre en tenue de sortie. J’étais aussi chargé de tourner la manivelle pour chauffer les fers de plomb qui fermaient les cercueils. Les corps ne rentraient qu’une fois par mois en France. Tout ça me remue encore aujourd’hui… Un soir, j’étais de garde à la morgue, treize gars sont revenus, troués de partout. Je me souviens du sang qui coulait sous la porte. Ça a été une jeunesse pourrie. En deux ans, j’ai perdu une soixantaine de mes camarades. Quand on voyait les hélicoptères arriver, nous savions qu’ils ramenaient des morts ou des blessés, certains hurlaient à la mort. Cette guerre n’aurait jamais dû exister, elle a été une guerre inutile et atroce. On m’a volé ma jeunesse. Quand je ne vais pas bien, je viens dans mon bureau, je regarde les photos de ceux qui sont partis. »
Les entailles psychiques sont profondes, entraînant parfois des gestes de suicide.
« En 1997, rapporte Jérémy Lampin, l’armée américaine admet 100 000 cas de suicides de vétérans du Vietnam, soit un chiffre presque deux fois plus élevé que les 47 343 morts au combat. »

©Jérémy Lempin
Alternant portraits, scènes d’intérieurs et d’extérieurs, mais aussi images d’éléments symbolisant la vie d’avant, Jérémy Lempin approche avec beaucoup d’empathie le destin d’hommes et femmes brisés.
Une victime : « Ce que je reproche à l’armée, c’est qu’on envoie des gars au casse-pipe, et puis après, il n’y a plus rien, les familles sont démunies, qu’est-ce qu’on fait avec nos gamins qui reviennent complètement amochés ? »

Jérémy Lempin, Aux armes et caetera, iconographie Alice Santinelli, direction artistique Agnès Dahan Studio, Hemeria, 2023
https://hemeria.com/produit/aux-armes-et-caetera-jeremy-lempin/