Chanteuse lyrique, écrivain, exploratrice, Alexandra David-Néel semble avoir vécu plusieurs vies.
De famille communarde, sensible aux idées anarchistes et à l’ésotérisme, féministe, spécialiste du bouddhisme, première Européenne à entrer dans Lhassa en 1924 – elle s’était déguisée en tibétaine – les visages d’Alexandra David-Néel sont nombreux.
Sa connaissance intime de l’Orient et ses capacités de conteuse font de ses livres des textes aussi précieux qu’enchanteurs, entre sapience et folie furieuse d’une irréductible obstinée.
Conversation avec Joëlle Désiré-Marchand, auteure de plusieurs ouvrages de référence sur cette femme au tempérament de feu, à l’énergie indomptable et au destin exceptionnel.
Comment présenter Alexandra David-Néel en quelques mots à ceux qui ne la connaissent pas encore ?
Alexandra David-Néel est née en 1868 dans la région parisienne. Après avoir mené une vie pleine de péripéties, elle s’éteignit en 1969 dans sa maison de Digne-les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence) en laissant une œuvre écrite très originale. Cantatrice en sa jeunesse, elle fut aussi journaliste, franc-maçonne, orientaliste, conférencière, foncièrement animée par la passion des études et des voyages. A. David-Néel choisit le bouddhisme comme philosophie personnelle à une époque où celui-ci n’était pas pratiqué en Europe. L’Asie fut la terre privilégiée de ses recherches. Dotée d’un courage exceptionnel, cette dame réalisa un exploit au Tibet : en février 1924, après une marche clandestine de plus de 2000 km qu’elle effectua déguisée en mendiante tibétaine, elle fut la première femme occidentale à pénétrer à Lhassa, la capitale du Tibet alors interdit aux étrangers. C’était l’aboutissement de longs séjours en Inde et au Tibet.
Quels ont été vos partis pris de biographe pour la construction de votre livre ? Il semble que vous ayez surtout cherché à suivre et comprendre la voyageuse infatigable, « la plus grande exploratrice du XXe siècle ».
Mon premier livre sur l’exploratrice date de 1996 (Les itinéraires d’Alexandra David-Néel, Arthaud). Il a été réédité et complété en 2009 sous le titre Alexandra David-Néel. Vie et voyages. Exerçant alors la profession de géographe-cartographe, j’avais mené de longues recherches pour retrouver, puis cartographier tous les itinéraires de l’exploratrice, ce qui n’avait jamais été fait. La reconstitution des voyages formait la trame de cette biographie détaillée qui reste un travail de référence sur ce sujet.
Publié en 2016, donc vingt ans après la première biographie, mon nouvel ouvrage sur l’exploratrice (Alexandra David-Néel, passeur pour notre temps) s’inscrit dans une collection dont l’objectif est de montrer en quoi la vie et l’oeuvre d’un personnage du passé restent éclairantes pour les lecteurs d’aujourd’hui. Dans cette biographie beaucoup plus synthétique que la précédente, j’insiste sur les aspects les plus marquants de la vie de l’exploratrice, sur son rôle de précurseur en de nombreux domaines, sur l’originalité de ses engagements, sur l’importance de son témoignage, sur les raisons qui expliquent la pérennité de son œuvre et de son personnage.
Sa bibliographie est abondante. Que lire d’elle d’abord ?
Les livres de l’exploratrice abordent des sujets différents. Au lecteur qui souhaiterait découvrir la femme qu’était A. David-Néel, je conseille la remarquable Correspondance avec son mari.
Les passionnés de voyages et de récits d’explorations se tourneront vers le livre le plus connu de Mme David-Néel, Voyage d’une Parisienne à Lhassa, suivi de Mystiques et magiciens du Tibet, puis Au pays des brigands gentilshommes, etc. Sans oublier Sous des nuées d’orage, ouvrage qui relate la fuite de l’exploratrice et de son fils adoptif devant les Japonais durant la guerre sino-japonaise (1937-1938).
Aux lecteurs souhaitant découvrir les grandes lignes du bouddhisme, je conseillerais Le bouddhisme du Bouddha. Ceux qui sont déjà férus de religions orientales pourront lire Initiations lamaïques, Les enseignements secrets des bouddhistes tibétains, la Connaissance transcendante, ainsi que les traductions de textes indiens, Astavakra Gîtâ et Avadhuta Gîtâ.
Et puis il y a tous les autres livres, dont trois romans tibétains que je répertorie dans ma biographie.
Vous avez rédigé plusieurs livres sur Alexandra David-Néel. Votre voyage à ses côtés est-il achevé ?
L’avenir le dira.
Comment se manifestait son féminisme ? Le terme est-il approprié ?
Oui, le terme est approprié. Alexandra David-Néel oeuvra aux côtés des féministes en participant à différents cercles et congrès. Elle publia des articles souvent provocateurs dans différentes revues dont La Fronde. D’une lucidité remarquable, elle prônait l’indépendance économique des femmes et poussait celles-ci à se former intellectuellement dans toute structure permettant de progresser (écoles, enseignement supérieur, syndicats, universités populaires, etc). Mme David-Néel fréquenta quelques grands noms du féminisme du début du XXe siècle.
Ses études sur le bouddhisme tibétain sont-elles toujours considérées comme incontournables par les chercheurs d’aujourd’hui ? Comportent-elles des points aveugles ?
Sans cesse réédités, les livres d’A. David-Néel évoquent le bouddhisme tibétain tel qu’il se pratiquait sur le Toit du monde au début du XXe siècle. Complètement novateurs à l’époque de leur parution, ils restent valables. Cependant, l’arrivée du bouddhisme en Occident à partir des années 1960-70, puis la création de centres bouddhiques un peu partout en Europe et en Amérique ont changé la manière d’aborder et de se former à cette voie spirituelle.
Quelle fut la place de l’ésotérisme dans sa vie ? On a le sentiment qu’en elle s’affrontent à la fois la positiviste et la spiritualiste.
Qu’appelle-t-on ésotérisme ? Ce terme souvent galvaudé recouvre un peu tout et n’importe quoi. Alexandra David-Néel s’est exprimée sur le sujet dans ses livres sur le bouddhisme tibétain. Attirée par le spirituel et l’occulte, elle garda toujours un esprit parfaitement lucide, ce qui lui permit de prendre le recul nécessaire pour rendre compte de ses expériences. Loin de s’affronter, ces deux aspects de son caractère se combinent de manière supérieurement intelligente.
Elle a reçu son enseignement bouddhique de la part de maîtres très respectés. A-t-elle vécu en initiée ?
Se formant d’abord elle-même par les livres, elle entretint de nombreux contacts épistolaires avec diverses personnalités du bouddhisme avant de se rendre en Inde et au Tibet. Lors de son plus grand voyage en Asie (1911-1925), elle suivit les enseignements difficiles d’un maître réputé vivant au Nord du Sikkim, en Himalaya. C’est ainsi que, de 1914 à 1916, elle vécut en ermite dans une grotte ouverte à 4 000 m d’altitude. Cette vie ascétique lui permit de s’imprégner du « monde tibétain », selon sa propre expression.
Alexandra David-Néel, 18 ans
On peut avoir l’impression que le corps sexué compte peu pour elle. Est-ce une vision tronquée ?
Effectivement, elle expliqua souvent à son mari qu’elle faisait partie des « tout cerveaux ».
L’édition de ses œuvres complètes n’est pas achevée. Pourquoi ? Est-elle beaucoup traduite ?
Son œuvre est maintenant publiée et sans cesse rééditée. Certains de ses livres continuent à faire l’objet de traductions en différentes langues. Elle inspire voyageurs, auteurs de théâtre, cinéastes, dessinateurs…
Comment est-elle considérée par la diaspora tibétaine ?
Je ne connais pas suffisamment la diaspora tibétaine pour répondre à votre question. Le Dalaï-lama est venu deux fois visiter sa maison de Digne-les-Bains, en 1982 et 1986.
Peut-on établir des points de comparaison entre sa maison de Digne-les-Bains et la résidence de Pierre Loti à Rochefort ?
Ces deux maisons sont aussi passionnantes l’une que l’autre, mais leurs anciens propriétaires n’ont guère de points communs.
Y a-t-il un travail photographique exposable d’Alexandra David-Néel ?
Des photographies sont exposées au musée Alexandra David-Néel de Digne-les-Bains. Installé dans l’ancienne maison de l’exploratrice, il fait partie des « Maisons d’écrivains ».
Quelle est la place de Marie-Madeleine Peyronnet dans la transmission actuelle de son œuvre ?
La place de Marie-Madeleine Peyronnet est fondamentale. Ayant assisté Mme David-Néel durant les dix dernières années de sa vie (1959-1969), elle reste le témoin privilégié de l’existence peu commune de cette grande dame. C’est M.-M. Peyronnet qui a fait rééditer les livres de l’orientaliste et publier la Correspondance à son mari. C’est elle qui a fondé la structure appelée aujourd’hui « Maison Alexandra David-Néel » (le musée évoqué ci-dessus) qui reçoit de nombreux visiteurs toute l’année. M.-M. Peyronnet a voué sa vie à faire connaître l’œuvre et la vie de la vieille exploratrice. Elle évoque ses souvenirs dans un livre à la fois émouvant et drôle : Dix ans avec Alexandra David-Néel.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Joëlle Désiré-Marchand, Alexandra David-Néel, passeur pour notre temps, préface de Marie-Madeleine Peyronnet, Le Passeur, 2016, 272p
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