
« Cueillir une branche de tilleul et l’appliquer contre son visage avec l’odeur. Des ruisseaux d’eau fraîche. L’eau dans les narines. »
Alors qu’il cherche à rassembler de la matière pour le projet littéraire des Grands Chemins, Jean Giono a décidé de marcher en juillet 1939 dans la Haute-Drôme, dans la région préalpine des Baronnies provençales, d’éprouver sa résistance physique (170 kilomètres à parcourir), d’aller de nouveau vers le chant du monde.
Il rencontre des inconnus, écoute des conversations qu’il note scrupuleusement, observe ce qui l’environne, ressent.
On pensait son carnet de voyage perdu, mais voici que Voyage à pied dans la Haute-Drôme apparaît, émergeant des archives d’une juridiction d’exception d’Occupation (détails en fin d’ouvrage, précisément commenté par Antoine Crovella).
Il n’y a pas de hasard, notre temps ayant sûrement besoin de la beauté de la langue de Giono, de son regard ample, de son hymne aux sensations.
On n’écrit pas hors-sol, mais avec la pâte du monde, que la lyre, émerveillée, transmue.
Après la traduction de Moby Dick parue en avril 1939, Giono repart seul sur les routes terrestres, liberté retrouvée, intacte, renouvelée.
Il traverse un « pays étrange », marqué par « un diabolisme souterrain », est saisi par des signes (une pierre sculptée faisant songer à un Bouddha, des fontaines aux masques « nègres », des cœurs sur les portes des maisons de Valdrôme), mais découvre surtout un pays d’amour énorme et paisible, quoique étrange.
Il a besoin de personnages pour Les Grands Chemins (parution en 1951), les trouve dans les villages et hameaux qu’il traverse.
Composé de deux colonnes, Voyage à pied dans la Haute-Drôme – édition comportant une carte illustrée – déploie deux régimes d’écriture distincts : des descriptions très belles, mais rapidement composées, sans souci excessif des lois et exigences de la grammaire française, et (sur la gauche) des descriptions d’odeurs, de couleurs, de sons.
Il s’agit aussi de ne pas manquer l’oralité des propos qu’il entend, notamment dans les cafés qu’il aime fréquenter, et surtout de chercher le vrai quand, ceci est une des forces de son journal de voyage lucide quant au devenir de notre planète asphyxiée, tout devient un moment du faux.
Il y a ceux d’en-haut, qui planent dans les aéronefs, voyagent, commercent de haut vol, remarque l’écrivain, et ceux d’en bas, la glèbe, la plèbe, les paysans.
« Pendant combien de temps vont-ils même encore parler la même langue puisque bientôt plus rien de ce qu’ils auront à désigner ne sera commun. »
Antimoderne Giono ? Oui, pourquoi pas ? Oui, bien sûr.
La première page, superbe, donne le ton de l’ouvrage : « Saint-Dizier – le plus beau pays du monde. Des chiens roux noyés dans la luzerne épaisse. Les tilleuls fleuris. Les chemins marqués par le pied double des moutons, abondance, grandeur, délicatesse des lignes, des horizons flexibles et mous, grus-vert, avec des véritables jaillissements et retombées de schistes par places, pas du tout austères mais étalés sur le vert-de-gris un peu ocre des prés comme de gros chardons gras. De petits hommes bleu-gris font les foins avec de beaux chevaux bruns. Des petites filles vêtues de blanc conduisent des troupeaux de brebis tondues. Des hommes âgés mais droits avec de belles mains tachées de soufre mènent les chars de foin de là-haut dessus la charge, debout tenant les guides avec leurs deux poings serrés contre le ventre, étant ainsi les maîtres de l’attelage des deux chevaux de flèche qui tirent au pas en secouant leur tête, directement à travers les champs mous dans lesquels le char s’assoit et remonte comme un bateau balançant son pilote là-haut debout comme l’aurige. »
Philippe Sollers si attentif aux conditions météorologiques en son île de Ré n’a pas lu ces pages, et pourtant : « Odeur de tilleul, bruits de torrents paisibles qui frottent de la soie dans des pierres. Lumière d’orage : énormes nuages d’ardoise du côté du sud. Couleur générale gris-vert. Lavande pas encore toute fleurie. Quelques champs de seigle presque mûrs. Les gens vont loin cueillir. »
Repas frugal, casse-croûte, tabac, vin, chants des mésanges.
« Il est cinq heures. Rien n’a bougé ici. Je vais partir vers les routes que je ne connais pas encore. »
Enchaîner les kilomètres, sous le soleil ou la pluie.
Une bergère, des bêtes, un cantonnier dans un incendie.
On veut couper dans une ferme les ailes des pigeons, Jean Giono intervient, arrêtant cette cruauté, on songe à Prélude de Pan.
Colonne de gauche : « Rentre à Chalancon, toujours diabolique. Une maison bourgeoise toute fermée, porte seigneuriale, fenêtre. Et d’une fenêtre du rez-de-chaussée fermée ruisselle d’un ruisseau de sang frais. Sans doute y a-t-on tout à l’heure tué et écorché quelque lapin mais si on y avait tué la rentière ? Diabolique. Plus loin un barbet vient me renifler les jambes et rit. Diabolique, oh oui, diabolique. »
L’écrivain pense à son grand roman sur l’amitié noire.
Le voici qui trace ces mots dans un restaurant de Condorcet après un déjeuner d’alouettes : « Je rencontre dans cette salle d’auberge mes personnages des Grands Chemins, équipe d’électrification des campagnes. Je vois ce que pourra être ce livre pour lequel j’ai fait cette balade et pris ces notes. Bien entendu tout ce pays est le livre, tout ce pays depuis mon départ et il sera en même temps tous les pays qu’à partir de celui-là je pourrai inventer (en partant de tout, vents, pluie [orient] des choses) et il sera en même temps tous les personnages que j’ai rencontrés plus les personnages que je pourrai inventer (en partant de tout ce que j’ai vu – sang, lumière de l’œil, les bouches et les sombres histoires que m’ont raconté les murs, les portes, les lits et les photographies des chambres) et en plus bien entendu moi et en plus, bien entendu, le personnage qui m’habite et m’accompagne tout le long de cette route avec sa présence inéluctable et constamment désirée. Mais ici, j’ai quand même rencontré à table mes personnages. Les Grands Chemins sont aussi des personnages. Il y aura aussi la grand-route, la route. »
Mais où est Giono ?
Très en avant, très en avant.

Jean Giono, Voyage à pied dans la Haute-Drôme, édition présentée et annotée par Antoine Crovella, Les Editions des Busclats, 2024, 120 pages