
Auschwitz III – Monowitz-Buna
C’est arrivé et tout cela peut arriver de nouveau : c’est le noyau de ce que nous avons à dire. (Primo Levi)
Consacré à ce qu’il nomme « La zone grise », l’ultime chapitre du dernier livre publié avant son suicide par Primo Levi (1919-1987), Les Naufragés et les rescapés, Quarante ans après Auschwitz, est une étude de l’ambiguïté entre dominants et dominés dans le contexte concentrationnaire, la perversité du système nazi ayant introduit un système de corruption généralisée brouillant les frontières morales, notamment dans la classe hybride des prisonniers fonctionnaires (« opprimés privilégiés ») et la figure clé du Sonderkommando chargé des fours crématoires – un déporté, ensuite très vite assassiné, afin de ne laisser aucune trace du forfait atroce accompli.
« Un ordre infernal comme l’était le national-socialisme, exerce un effrayant pouvoir de corruption dont il n’est pas facile de se garder. Il dégrade ses victimes et les rend semblables à lui, car il a besoin de complicités, grandes et petites. »
Cette notion de zone grise est au cœur d’un entretien qu’effectua l’auteur de Si c’est un homme (1947) avec les historiens Anna Bravo et Federico Cereja en 1983, repris aujourd’hui par les éditions Rivages poche.
Primo Levi, qui était chimiste, analyse avec précision l’expérience concentrationnaire, explorant la frontière séparant les victimes des bourreaux.
Dans son ample préface, Carlo Ginzburg se souvient que l’écrivain évoquait, à l’appui de sa réflexion, le roman du catholique converti Manzoni, Les fiancés (I promessi sposi), reprenant une de ses pensées : « C’est une erreur stupide de voir tous les démons d’un côté et tous les saints de l’autre. Ce n’était pas du tout comme ça. »
La conversation menée dans La zone grise répond pour Levi au devoir de témoignage : parler, devant le tribunal de l’Histoire, pour tous ceux qui ne sont pas revenus, ou n’ont pas les moyens de le faire, et établir la vérité des faits.
A Auschwitz comme dans d’autres lieux de déportation, révèle-t-il, régnait le galatée des camps, code de comportement implicite doublé de rituels admis par la plupart sans avoir eu besoin d’être formulés : continuer à s’habiller de façon décente, même en haillons, ne pas évoquer de façon appuyée la mort – et les chambres à gaz – ou même la nourriture, savoir refouler ce qui fait mal.
« La corruption, affirme-t-il, dominait dans le camp, chose qui avait vraiment surpris tout le monde, parce que nous, au moins, nous les Juifs italiens qui n’avions eu des contacts que tardivement avec les Allemands, nous nous étions construit une image officielle des Allemands, à savoir qu’ils étaient cruels mais incorruptibles ; alors qu’en réalité ils étaient extrêmement corruptibles. »
Comme Jean Améry l’écrit dans Par-delà le crime et le châtiment – Essai pour surmonter l’insurmontable (Actes Sud, 1995, édition originale 1966), les intellectuels n’étaient pas les mieux préparés à la survie dans les camps, souvent confrontés à la nécessité nouvelle de travailler manuellement très durement.
Au camp, il y a ceux qui ont de la chance – et des amitiés, notamment parmi les communistes -, et les autres.
« Mais moi, déclare Levi, j’ai essayé plusieurs fois de théoriser le facteur du salut et je ne suis pas arrivé à de grandes conclusions ; j’en ai conclu que le hasard était le facteur dominant. Par exemple dans mon cas, moi qui n’étais pas d’une santé particulièrement solide, j’ai passé une année entière sans tomber malade, je n’ai pas eu de petites choses, qui pouvaient dans ce cas se révéler très dangereuses. Je suis tombé malade quand il était juste de tomber malade, quand c’était… une chance de tomber malade, parce que de manière imprévisible, les Allemands ont abandonné les malades à leur destin. »
L’écrivain, dont la démarche générale est celle d’un scientifique, soulève la question de la volatilité de la mémoire, et la nécessité de ne fixer par écrit que ce qui était certain, vérifiable, communément partagé.
Les juifs italiens – Levi précise qu’il est laïc – étaient particulièrement vulnérables : « Nous et les Grecs, nous étions les derniers parmi les derniers ; je dirais que nous étions encore plus bas que les Grecs, parce que les Grecs étaient pour la plupart des gens habitués à une certaine forme de discrimination, qu’il y avait une forme de discrimination à Salonique, beaucoup de Juifs de Salonique avaient… s’étaient fait les os, s’étaient fait une peau coriace au contact des Grecs non juifs. Mais les Italiens, les Juifs italiens si habitués à être traités comme tous les autres, étaient vraiment sans cuirasse, nus comme un œuf sans coquille. »
Au camp, continue l’écrivain, il y avait une dyarchie : d’un côté l’ordre des SS, et de l’autre celui des capitaines d’industrie allemands ayant besoin d’une main d’œuvre disponible et bon marché.
« Le camp de Monowitz où j’ai été… je l’ai appris récemment, a été payé, financé, et carrément construit par la I.G. Farben Industrie ; ils voulaient leur camp. »
Savoir à qui profitent les guerres est une question cardinale.
Peut-être la question.

Primo Levi, La zone grise, Entretien avec Anna Bravo et Federico Cereja traduit de l’italien par Martin Rueff, précédé de Calvino, Levi et la zone grise de Carlo Ginzburg, traduit de l’italien par Celia Levi, collection Petite bibliothèque dirigée par Lidia Breda, Rivages poche, 2024, 176 pages
https://www.payot-rivages.fr/rivages/livre/la-zone-grise-9782743664893
