
© Masahisa Fukase Archives
« Trois mois après l’exposition Private Scenes ’92, Masahisa Fukase tomba, ivre, dans les escaliers de son bar préféré. Cela lui était déjà arrivé deux fois auparavant, mais cette fois il tomba la tête la première, et cet accident mit fin à sa carrière artistique. Souffrant de graves pertes de mémoire et désormais incapable de parler, Fukase passa les vingt années suivantes dans un établissement de soins intensifs avant de quitter définitivement ce monde en 2012, laissant derrière lui plusieurs mystères non résolus. » (Tomo Kosuga)
Il y a beaucoup d’impertinence, d’humour et de mélancolie dans les deux séries que publie Atelier EXB sous le titre Private Scenes, soient 135 photographies N&B et couleur.

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Ce sont d’abord Letters from Journeys, où l’artiste apparaît dans ses images réalisées dans différentes villes d’Europe et d’Inde (Anvers, Bruxelles, Paris, Londres…) comme s’il craignait de disparaître, puis Private Scenes ’92 (nous sommes cette fois à Tokyo), composé de photographies peintes à l’aquarelle, ou plutôt barbouillées de couleurs vives en un geste d’appropriation rageur à la limite de l’iconoclastie.
Chacun porte son masque, ou ses masques, la question du personnage que nous façonnons en fonction de nos interlocuteurs, ou seul, définit peut-être notre condition humaine trop humaine, quand les animaux, eux, sont, simplement, serpents, éléphants ou bizarreries de la création.
Inscrivant son visage au bord du cadre, Fukase souligne bien entendu explicitement sa présence de regardeur-voyeur, son œil étant celui d’un solitaire à la pulsion scopique insatiable.

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Il ne s’agit pas pour lui, comme les dévots du selfie, de se glorifier de son propre être, mais de prendre le spectateur à témoin, voire de le rendre complice de ses déambulations et choix de visions.
Vous n’êtes pas si différents de moi, semble-t-il nous dire, vous aussi êtes un chien errant, ou l’enfant perdu de Nosferatu, aussi teigneux qu’un cygne.
Un corbeau apparaît, et l’on songe bien évidemment à la série qui le fit connaître mondialement en 1986, The Solitude of Ravens, l’animal du « nevermore » de Poe symbolisant alors toute la douleur de l’inéluctable d’un amour défunt – son mariage a les ailes brisées.
Letters from Journeys est un titre évocateur construit comme un memento mori (une image semble avoir été prise à Pompéi devant la vitrine où repose le cadavre calciné d’un malheureux surpris par l’éruption du Vésuve) : on pense alors à son pendant inversé, la série d’Araki, Sentimental Journey, qui documenta en 1971 son mariage heureux avec Yoyo (sa mort en 1990 d’un cancer de l’utérus réorientera l’ensemble de l’inspiration du photographe ; Fukase, une image peinte en atteste, assiste d’ailleurs à son enterrement), l’artiste né en 1934 dans l’île de Hokkaido ayant en outre fondé en 1974 avec Shomei Tomatsu, Eiko Hosoe, Noriaki Yokosuka, et Daido Moriyama l’école de photographie Workshop.
Il y a la foule, plus ou moins rieuse, heureuse, allègre, et, lui, le photographe japonais en voyage, photographiant avec insolence ses orteils devant le Taj Mahal.

© Masahisa Fukase Archives
On se reproduit, les spermatozoïdes dansent jusqu’à la mort, la vie n’est qu’une branloire pérenne, nous enseigne Montaigne.
En peignant sur ses images tokyoïtes, Fukase laisse éclater son esprit d’enfance, offrant des couleurs à une réalité perçue dans sa quotidienneté la plus stricte, et souvent sa dureté.
La polychromie transforme les situations mornes en scènes de mystères, l’image reproductible devenant pièce unique au service d’un réenchantement général.
L’esprit est ici volontiers anarchiste, provocateur, inconvenant, témoignant d’une vivacité et d’une jeunesse défiant le temps.
Bon nombre de signes semblent des calligraphies sauvages, l’artiste prenant soin de surtout bien déborder du cadre.
« Rétrospectivement, précise Masako Toda, historienne de la photographie, tout se passe comme si Fukase n’avait cessé, depuis le début de sa carrière, d’exprimer son sentiment de malaise dans le monde en recourant à des stratégies déconcertantes pour le spectateur. (…) En fin de compte, Fukase se présente dans ces photos comme un objet étranger à la photographie elle-même. L’homme que nous voyons s’attaque désespérément à la photographie avec tout ce qu’il possède, comme une personne pour qui la photographie a toujours été l’unique fondement de son existence mais qui ne parvient à trouver aucune place en son sein. »

Masahisa Fukase, Private Scenes, textes Tomo Kosuga et Masako Toda, édition Jordan Alves et Tomo Kosuga, design graphique François Dézafit, Atelier EXB, 2023, 192 pages
https://exb.fr/fr/le-catalogue/353-masahisa-fukase-9782365111775.html
