
« Un prisonnier avait atteint le stade final de l’adaptation au camp lorsqu’il avait modifié sa personnalité de manière à accepter comme siennes les valeurs de la Gestapo. » (Bruno Bettelheim)
Ayant fui le nazisme en 1932 pour les Etats-Unis, le sociologue Leo Löwenthal (1900-1993) fut un membre éminent de l’école de Francfort, toute sa carrière se déroulant dans son pays d’adoption, notamment à l’université de Berkeley, en Californie.
Pionnier de la sociologie de la culture, il est considéré comme l’un des critiques importants du capitalisme et du postmodernisme.
Dans son essai L’atomisation de l’homme par la terreur, Leo Löwenthal se questionne sur le lien entre pensée totalitaire et terreur, soumission des esprits et stupeur née notamment de l’automaticité d’un progrès scientifique considéré comme inévitable, pauvreté spirituelle et obéissance aveugle.
Prenant appui sur la terreur fasciste pour penser ce qui sous-tend la civilisation moderne, l’intellectuel s’inquiète de la torpeur générale dans une société construire sur l’individualisme et ce qu’il appelle un « coma moral ».
Réduit au « seul désir craintif de prolonger son existence », l’individu, identifié à une somme de réflexes conditionnés, se déshumanise progressivement – le sociologue cite à plusieurs reprises le pédagogue et psychologue Bruno Bettelheim.
Comment en vient-on, lorsque l’on est nazi, à justifier devant un tribunal les crimes les plus atroces sans éprouver la moindre émotion ou le début d’un remords ?
L’instinct de conservation conduit-il fatalement à la perte de considération pour autrui ?
Ces propos de Hitler sont relevés : « Une jeunesse violente, autoritaire, intrépide, cruelle : voilà ce que je veux. C’est ainsi que, tout entière, elle doit être. Il lui faut endurer la douleur, ne connaître ni faiblesse ni tendresse. L’éclat d’orgueil et de liberté du prédateur doit jaillir de ses yeux. […] J’entends avoir une jeunesse athlétique, c’est là le point essentiel. J’abolirai aussi des milliers d’années de domestication humaine. Se dressera alors devant moi le pur et noble matériau naturel. De cette manière, je pourrai bâtir le nouvel ordre. »
La transformation rationnelle des êtres humains en pièces ou matériaux dans les camps de concentration n’était pas un simple épisode de l’histoire, mais un programme pouvant être nommé fabrique de cadavres pour les temps à venir.
Il est de la nature même d’un régime de terreur que de faire perdre aux individus la capacité à envisager une autre vie.
« L’humanité, analyse Leo Löwenthal, a aujourd’hui considérablement amélioré sa technologie qu’elle est elle-même devenue en grande partie superflue. Les machines et les méthodes d’organisation modernes permettent à une minorité relativement faible de gestionnaires, de techniciens et d’ouvriers qualifiés de faire fonctionner l’ensemble de l’appareil industriel. (…) de larges masses de travailleurs ont perdu toute relation créative avec le processus de production. Elles vivent dans un vide social et économique. Leur dilemme est la condition préalable à la terreur. Il offre aux forces totalitaires une route vers le pouvoir et un objet à son exercice. Pour ces forces, la terreur est l’administration institutionnalisée de larges couches de l’humanité devenues excédentaires »
Cette conscience d’être surnuméraire conduit à accepter aisément les discours d’ordre donnant l’illusion d’un corps protecteur et d’un sens supérieur.
La peur, entretenue par le(s) pouvoir(s), est le gage d’une domination durable dans une société appauvrie spirituellement.

Leo Löwenthal, L’atomisation de l’homme par la terreur, traduit de l’anglais par Benjamin Saltel, 2022, 48 pages
https://www.editions-allia.com/fr/livre/945/l-atomisation-de-l-homme-par-la-terreur