I can’t breathe, une politique du souffle, par Marielle Macé, essayiste

Region du Karoo, Afrique du Sud. Aout-sept. 2012 ©Alain Willaume

« C’est presque devenu notre condition naturelle, la caractéristique d’environnements à peu près partout intoxiqués ; notre condition politique aussi, traversée de violences et de mépris ; notre condition sociale (nos conditions sociales si différentes plutôt) dans un temps de sauvagerie du capital et de brutalités publiques ; notre condition psychique même. »

Ça y est, l’affaire est réglée.

Nous sommes le 15 juin quand j’écris cet article sur un ouvrage qui sortira à l’office du 24 août.

J’ai trouvé mon livre de la rentrée littéraire, intelligent, dense, passionnant, je peux passer l’été tranquille en Corse, dans l’Aude, le Finistère ou le Pas-de-Calais, je suis nourri.

Publié dans la petite collection de textes d’interventions des éditions Verdier, après Sidérer, considérer, Migrants en France (2017) et Nos Cabanes (2019), tous deux chroniqués dans L’Intervalle, Respire est le nouvel essai de Marielle Macé, sur l’irrespirable et la politique/poétique du souffle.

Se situant dans le courant de la philosophie morale, à la façon de Judith Butler décrivant les conditions de l’invivable, Respire est une réflexion sur l’intoxication de l’air, partant sur la réduction considérable de notre liberté corrélée à l’augmentation continue des maladies respiratoires, notamment professionnelles.

Nous sommes asphyxiés, essoufflés, épuisés, l’atmosphère est irrespirable, sur bien des plans.

La pandémie attaqua le système respiratoire, nous naissons et mourons par le souffle.

Le genou du policier sur la gorge, George Floyd expire, dans la rue, sur le bitume, à Minneapolis, le 25 mai 2020.

I can’t breathe, parvint-il dire à dire, I can’t breathe, I can’t breathe.

Achille Mbembe, rappelle Marielle Macé, évoque un « droit universel à la respiration », qui n’est pas seulement atmosphérique, mais intime, et de dimension collective.

« Pour respirer en effet, il faut de l’air, mais il faut surtout une qualité de liens, de paysages, d’avenirs, beaucoup d’autres personnes avec qui respirer, en qui espérer, et qui puissent se respirer en vous. »

Respirer, c’est participer, partager, entrer dans le vaste mouvement de la circulation générale de l’air, alors que, telle est sa nature, le Diable sépare.

  • Tenter d’être un respirant, écrit Charles Pennequin.
  • Inspirer, c’est respirer l’Être, poursuit Maurice Merleau-Ponty.
  • Respirer calmement, sans pression, préconise le maître zen.
  • Ouvriers qui mourez précocement, dans les manufactures infâmes, fuyez le travail, crie Paul Lafargue.
  • Si les Blancs n’avaient pas inventé l’air, que respirerions-nous ? lance ironiquement l’artiste africain-américain Dread Scott.
  • Changez d’air, lâchez tout, clame André Breton.
  • Sauvez les plantes, martèle Gilles Clément.
  • Appel d’air, prophétise Annie Le Brun.
  • Aère-moi encore un peu, propose Cécile Mainardi, à Marcel Duchamp.

Nous sommes des souilleurs-souillés, le burlesque est devenu tragédie, notre planète s’est noircie, les nuages eux-mêmes ne sont plus en paix – voir les travaux de l’historienne de l’art Luce Lebart, et ceux des experts en droit concernant le statut juridique des nuages.

Par son art de la formule, Marielle Macé rappelle la prose percutante de Paul Virilio : à côte des tremblements de terre sont apparus de tous nouveaux tremblements d’air.

Nous respirons des paysages pollués depuis que le gaz moutarde fut lâché à Ypres – l’intuition est de Peter Sloterdijk – en avril-mai 1915.

Pauvres arrière-grands-pères, pauvres chevaux, pauvres exterminés tués au Zyklon B dans les camps de la mort nazis.

Henry Miller parlait de cauchemar climatisé, et, de fait, choisir notre air devient une nécessité de survie, un combat quotidien.

Saturnisme, bronches silicosées, cancers des voies respiratoires, empoisonnement à l’amiante.

Mon amour, je te respire, tu me respires, nous nous enfantons par le baiser, l’échange moléculaire dans nos bouches ajointées.

« La respiration, précise l’essayiste, c’est le partage de l’âme, l’animation du vivre. »

Ma belle âmie, mon bel âmi.

Pas moi, ou moi-moi, nous, ensemble, corps multiple entier respirant de conserve.

Marcel Proust, Philippe Sollers, Marielle Macé furent/sont/ont été asthmatiques, le souffle régulier est une conquête, il faut apprendre à abandonner, ne pas craindre la respiration qui vient.

Nous faisons le monde, le monde nous fait, nous conspirons.

Enfants communistes de tous les pays, respirez-vous, espérez-vous, désirez-vous.

La fraternité, sachez-le, est une question de juste circulation de l’air.   

Marielle Macé, Respire, Editions Verdier, 2023, 130 pages

https://editions-verdier.fr

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