Edwarda, le retour de la panthère parfumée

©Edwarda

« Le cœur d’une panthère est régulier, il s’emballe quand son feu n’est pas maîtrisé, son corps possédé. » (Caroline Boidé)

Edwarda n’est plus, Edwarda renaît, Edwarda a mûri.

Après un premier cycle de quatorze numéros dédiés aux fructueux rapports entre littérature, photographie et érotisme, paraît aujourd’hui, à la suite d’une éclipse de plusieurs années, une nouvelle livraison de cette revue à la belle réputation, que résume parfaitement sa créatrice/directrice Sam Guelimi : « Pour moi, l’érotisme, c’est la présence. »

Intitulé Tenir le là, ce nouvel Edwarda prenant pour sujet dérivant l’œuvre de l’écrivain James Baldwin a gagné en profondeur, en force d’incarnation, en respiration commune.  

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Aller ensemble vers la beauté, la diversité des corps, des expériences et des désirs, et l’unicité miraculeuse de chaque vie, voici désormais Edwarda, écosophe et littéraire, au fond holistique.

Les écrivains invités sont bien plus que des rédacteurs, ce sont des amis, et des révoltés, ainsi le complice de toujours John Jefferson Selve dénonçant le racisme structurel français : « Arrêtons de nous voiler la face : si mon pays et la police votent aujourd’hui comme jamais pour l’extrême-droite, la raison principale en est simple : elle a peur de perdre sa blancheur. Point. Cela ne va pas plus loin. Français de souche, le terme revient en ce moment avec envie hallucinée de blanche cocagne. D’ailleurs Michel H, l’un de nos grands écrivains nationaux en parle de la souche. Il a raison Michel : entre lui et James, il faudra choisir. » 

Carole Boidé invente des chemins de libération pour son personnage féminin Fauve, aimant passionnément un homme vivant déjà en couple et ne pouvant lui accorder la place qu’elle désirerait.

Fauve, finalement décillée, accueillera alors en elle, par le désir accepté sans contingence, le flux de ses favoris : « Elle n’eut plus jamais froid puisqu’elle allumait des flammes. Elle ne gelait plus puisqu’elle reposait dans la lave. »

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Sarah Kechemir entraîne son lecteur au hammam : à l’occasion du mariage de sa cousine Nawel, la narratrice de dix-huit ans découvre pour la première fois la force de rassemblement de ce lieu consacré au corps féminin : « Je m’abandonne délicieusement au milieu de ces femmes qui tour à tour, chantent, rient aux éclats, étalent du savon noir sur leurs peaux rougies par la chaleur. En cet endroit, la vie est présente et intense. Ces corps dénudés se libèrent de tout ce qui pèse sur eux au quotidien : les regards d’hommes insistants, pénétrant les corps tels des lasers, les dictats de la société et le musèlement de la parole. Je souris et ferme les yeux : je me sens en vie, habitée par la conscience de mon corps sensible. Délestée de toute gêne et contrainte. »

Après un portfolio confié à Isadora Chen nous donnant à voir quelques images de sa chambre orientale – organisée comme un théâtre – tirées de son journal visuel (septembre 2021 – avril 2023), Seynabou Sonko s’interroge elle aussi sur le racisme à partir d’une performance vue dans une salle de spectacle libérant la parole de tous : « Femme noire, hétéra, plutôt solitaire, cherche homme sensible ou homme blanc soumis, pour réparation. » / « Femme, haïtienne, 35 ans, cherche mec posé et intelligent, qui sait cuisiner et fait des cunnis d’au moins 1m30. »

Et voici l’amie de toujours, la géniale et explosive Véronique Bergen, en culotte noire, collants noirs, lunettes noires et veste mauve, se livrant à une danse proche de la transe dans le huis-clos d’un appartement (livres, piano, tapis).   

Attente de l’amante, peur de l’abandon, chorégraphie du désir, ruissellements de plaisir attendu, odyssée des émotions.

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Texte fleuve, marées des désirs inassouvis, eaux brûlantes : « La patience du sablier n’est pas tatouée en mes chakras. Mes affects sont rétifs à leur agencement ikebana. »

Le narrateur de Dominique Ristori se trouve au Japon. Fraîcheur des temples, cérémonie du thé, acuité du regard et des sensations dans la stase du désœuvrement.

Soirée chic pour les protagonistes de Lolita Pille, mondanités, vanité, et suicide d’une camarade de lycée.

Chez Aurélie Galois, le dessin bourgeonne, les doigts pincent poils et gland alors que se consument des cierges de fécondité.

Dans un entretien, l’auteure d’origine marocaine Najat El Hachmi écrivant en castillan et catalan évoque la mémoire des femmes, ainsi que la sensualité et la sexualité féminines : « Moi, en tant que femme, j’ai dû faire ce travail, parce que ma façon de ressentir ou bien était niée ou bien était considérée comme obscène, condamnable. »

Une femme, très brune, très belle, est couchée sur un tapis, regard direct plongé dans l’objectif de Sam Guelimi.

Edwarda est une revue, mais c’est aussi une collection de livres, ainsi Taille patron, de Dominique Ristori, préfacé par Mathieu Terence, qui se questionne sur la défiguration de la France depuis cinquante ans : « L’intuition de Ristori [rapproché ici de Paul Gadenne], c’est que la France a basculé dans le vide pendant la deuxième partie des années 1970, et que le point le plus crucial, le plus symbolique de ce dévoiement a été le « secteur » du bâtiment – sinon de l’urbanisme pour viser plus large encore. »

L’antihéros s’appelle Dantoine, un patron qui aurait pu être Maldoror, ou André Breton, mais vit en bureaucrate sous les portraits de Pompidou, VGE et Chirac, participant à sa façon régulière, professionnelle, à la destruction de Paris.

Paris est alors un chantier, c’est un trou à bétonner.

A sa façon sinistre, Dantoine est un nettoyeur-fossoyeur, cependant amoureux d’une belle Créole jouant du Mozart dans un club de strip-tease.

Dantoine est une puissance de calcul, que l’émotion envers les femmes arraisonne.

« A l’heure du bilan Dantoine ne s’estime ni meilleur ni pire que la plupart de ses contemporains. Même si leurs comparaisons servent trop souvent d’excuse à la médiocrité, il se rangerait dans la moralité moyenne en termes de saloperie. »

Un homme banal, au fond, dont l’épilogue, cruel et lucide, révélera l’immaturité constitutive.   

Revue Edwarda numéro 15, Tenir le là, directrice de la rédaction et artistique Sam Guelimi, conseiller éditorial Dominique Ristori, conception graphique Wanja Ledowski, Une production par ICI, 2023, 112 pages

Textes et œuvres de Caroline Boidé, John Jefferson Selve, Latif Yilmaz, Sarah Kechemir, Isadora Chen, Seynabou Sonko, Véronique Bergen, Sara Mychkine, Dominique Ristori, Lolita Pille, Aurélie Galois, Najat El Hachmi, Sam Guelimi, Nemo Librizzi

https://www.edwarda.fr/catalogue/revue/

Dominique Ristori, Taille patron, préface Mathieu Terence, éditions Edwarda, 2023 – 150 exemplaires numérotés

https://www.edwarda.fr/catalogue/livre/taille-patron/

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