
« Qu’un ami véritable est une douce chose. / Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ; / Il vous épargne la pudeur / De les lui découvrir vous-même. / Un songe, un rien, tout lui fait peur / Quand il s’agit de ce qu’il aime. »
L’intelligence, la malice et le goût de la vérité de Jean de La Fontaine ne cessent d’agir.
Toujours neuf et à découvrir.
Dans Portrait d’un pommier en fleur, livre placé sous les bons auspices du psychanalyste J.-B. Pontalis, Jean-Michel Delacomptée, auteur de nombreux portraits de personnages historiques et de gens de lettres, cherche à s’approcher au plus près d’un homme aussi prolixe à l’écrit que secret en société.

Pensant que le fabuliste était probablement atteint d’une discordance de l’humeur – le syndrome d’Asperger -, Jean-Michel Delacomptée voit dans ce trouble l’origine de sa créativité hors norme.
La Fontaine n’était nullement un relégué, on l’invitait, il tenait sa place, mais plus proche au fond d’Esope et de Phèdre que de nombre de ses contemporains.
« Son attitude – où l’on notera son humeur étrangement triste, et même froide – pouvait interloquer ceux qui le découvraient. Mais on acceptait le personnage : il passait exactement pour ce qu’il était, un original. »
On a pu le voir, chaussée de bottes blanches luxueuses, « se hâtant de rejoindre sa maîtresse, allant par la campagne comme un extravagant, enfoncé dans sa bulle. »
Le libertin qui admirait Rabelais bambochait, oui, c’est qu’il faut bien connaître l’élasticité des mœurs pour méditer au mieux la variété des morales et comportements de ses semblables.
La Fontaine, dont on connaît les sympathies pour les jansénistes, et le sens de l’ironie, encourageait-il cependant le vice, comme le lui reprochait Rousseau ? Non, il l’exhibait, pour, comme Molière, tenter de le diluer dans le rire, ou le sourire.
« La religion, précise Jean-Michel Delacomptée, lui tenait assez à cœur pour qu’on découvre à sa mort, en le déshabillant, un cilice aux poils bien rugueux, et qu’on s’aperçoive qu’il s’était flagellé. »
Loyal, l’écrivain le fut, qui plaida la cause du surintendant Fouquet dans L’Elégie aux nymphes de Vaux et dans l’Ode au roi, certes publiée anonymement.

Les fables de La Fontaine, ce sont dix mille vers, comme L’Iliade ou L’Odyssée, ou un peu moins de la moitié de La Légende des siècles : 243 fables allégoriques entre mars 1668 et juin 1693.
Mais il y a aussi les contes et nouvelles, le théâtre, les épîtres, élégies, ballades, dizains, rondeaux, « tout l’arsenal des bouches à feu poétiques ».
En ce Grand Siècle où chacun, s’il est de la gent lettrée, se plaît à versifier à tout-va, dans les salons, les gazettes, les cercles érudits, il faut savoir séduire, plaire, enthousiasmer, « ou ne pas être ».
Perfectionniste, le poète travaille perpétuellement ses manuscrits, raturant, reprenant, reprisant, et ne négligeant pas de payer ses dettes à ses devanciers.
« Du bestiaire de La Fontaine, le loup est l’animal le plus intéressant, le plus représentatif de la condition humaine. Il réunit la cruauté, la sottise, la rouerie, et aussi l’amour de la liberté. »
Soutenu par Mme de La Sablière chez qui il habita vingt ans, puis par un couple de mécènes richissimes, Anne et François d’Herbart, chez qui il mourut – « ils possédaient un château paradisiaque à Bois-le-Vicomte, à cinq lieues au nord de Paris, palais bâti de pierre de taille et de briques aujourd’hui démoli, et un luxueux hôtel particulier rue de la Plâtrière où l’on tenait salon. » -, Jean était joueur, compulsivement, accumulant les dettes, dépensant très vite ce que son génie lui rapportait, peut-être aussi par dégoût de l’avarice et de l’accumulation.
La Fontaine est un galant, brûlant d’amour pour quelques jeunes beautés qui, évidemment, le repoussent.
« Amour, écrit-il, que t’ai-je fait ? dis-moi quel est mon crime : / D’où vient que je te sers tous les jours de victime ? »
Mais La Fontaine, c’est aussi Marc Chagall, dont les éditions Nathan publient un album somptueux – doté d’un jaspage, et d’une tranche intégralement bleue – d’illustrations de ses fables, pas forcément les plus connues, ce qui est heureux.
Ainsi la quatorzième fable du Libre IV, enseignante bien sûr en nos temps de théâtres politiques piteux : « Les Grands pour la plupart sont masques de théâtre ; / Leur apparence impose au vulgaire idolâtre. / L’âne ne sait juger que par ce qu’il en voit. / Le Renard au contraire à fond les examine, / Les tourne de tout sens ; et quad il s’aperçoit / Que leur fait n’est que bonne mine, / Il leur applique un mot qu’un Buste de héros / lui fit dire fort à propos. / C’est un Buste creux, et plus grand que nature. / Le Renard, en louant l’effort de sculpture : / Belle tête, dit-il, mais de cervelle point. / Combien de grands Seigneurs sont Bustes en ce point ! »

Dans ses Souvenirs d’un marchand de tableau (Albin Michel, 1937, rééd 2007), Ambroise Vollard rappelle qu’il avait choisi en 1926 le peintre russe – rencontré par l’intermédiaire de Blaise Cendrars – pour interpréter le moraliste français en raison des sources orientales du fabuliste – le projet n’aboutit pas du vivant du marchand, mais sera repris par Tériade pour deux volumes parus aux éditions Verve.
Ce sont des gouaches superbes – une soixantaine, accompagnées de leurs gravures -, faisant de Chagall un artiste s’inscrivant dans la tradition française – il eut à subir des remarques antisémites : « Pourquoi un juif pour mettre en valeur notre patrimoine littéraire ? »
On retrouve bien entendu l’univers familier du peintre, son village enneigé de Vitebsk, et un animisme, précise la directrice des archives Marc et Ida Chagall, Ambre Gauthier, issu de la tradition hassidique (lire aussi la célèbre autobiographie du peintre, Ma vie, Stock, 1931, rééd 2003) pour laquelle « comprendre la Nature c’est comprendre Dieu ».
Chagall, qui voyage parfois avec Joseph Delteil et Robert Delaunay, s’inspire des paysages français qu’il découvre alors – Bretagne, Auvergne, Atlantique, Sud – pour imaginer ses gouaches et leur conférer, malgré tout, une réalité spécifique.
Bella, souligne Ambre Gauthier, lit à haute voix, tandis que son époux déploie ses visions : « Respirant un parfum de tranquille sérénité, parfois contrariée par l’explosion colorée de la gouache, les compositions entraînent dans leur sillage les images d’une nature vibrante, permettant la communion de l’homme, de l’animal et du végétal, si chère à La Fontaine. »
Il y a un sentiment de sacré ici, et de jeu, une harmonie chromatique et un chant de vigueur, et toujours une recherche d’humour dans la façon de déstabiliser les puissants.
Avis du fabuliste aux maîtres d’école et aux professeurs en classe préparatoire : « Certain enfant qui sentait son collège, / Doublement sot et doublement fripon / Par le jeune âge, et par le privilège / Qu’ont les pédants de gâter la raison, / Chez un voisin dérobait, ce dit-on, / Et fleurs et fruits. (…) Je hais les pièces d’éloquence / Hors de leur place, et qui n’ont point de fin, / Et ne sais bête au monde pire / Que l’écolier, si ce n’est le pédant. »

Jean-Michel Delacomptée, Portrait d’un pommier en fleur, conception graphique Justine Dupré, Le Cherche Midi, 2023, 208 pages

Marc Chagall, La Fontaine, Les Fables, édition établie par Ambre Gauthier, directeur Jérôme Gille, éditions Hazan, 2023, 240 pages
https://www.editions-hazan.fr/

https://www.leslibraires.fr/livre/22557622-les-fables-de-la-fontaine-illustrees-par-chagal–ambre-gauthier-hazan?affiliate=intervalle
Très réussi
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