
Kentucky River
« Comme presque tout le monde, je suis dépendant des fournisseurs d’énergie, qui ne font pas mon admiration. J’espère devenir moins dépendant d’eux. Dans mon travail, je m’efforce de l’être le moins possible. En tant que fermier, j’effectue presque toutes mes tâches à l’aide de chevaux. En tant qu’écrivain, j’écris avec un crayon ou un stylo et une feuille de papier. »
Etant spontanément luddiste depuis mes années de collège, un livre au titre aussi séduisant que pourquoi je n’achèterai pas d’ordinateur, de Wendell Berry, ne pouvait que m’attirer.
Publié dans la belle collection d’Actes Sud, « le souffle de l’esprit », cet ouvrage est précédé d’un autre, tout aussi enthousiasmant, penser et agir à l’échelle du vivant, ces deux livres rassemblant douze textes de nature écosophique.
Né en 1934, Wendell Berry est un fermier et écrivain américain, vivant dans le comté de Henry dans le Kentucky.
Pas d’intellectualisme chez lui, mais beaucoup d’intelligence, au contact du vivant, observé quotidiennement.
Est-il fou cet Américain déclarant dès 1987 qu’il n’achètera pas d’ordinateur ?
Il importe pour cet homme intègre soucieux d’indépendance que son travail d’écriture soit effectué la journée, sans usage de lumière électrique.
Un ordinateur coûte cher, il faut l’équiper en logiciels, les renouveler. Pure folie.
Voici les critères de l’auteur en matière d’innovation technologique : « 1. Le nouvel outil devrait être moins cher que celui qu’il remplace. 2. Il devrait être au moins à aussi petite échelle que celui qu’il remplace. 3. Il devrait effectuer un travail à l’évidence nettement meilleur que celui qu’il remplace. 4. Il devrait consommer moins d’énergie que celui qu’il remplace. 5. Si possible, il devrait fonctionner grâce à une forme ou une autre d’énergie solaire, telle que celle du corps. 6. Il devrait être réparable par une personne dotée d’une intelligence ordinaire, pourvu qu’elle soit équipée des outils nécessaires. 7. On devrait pouvoir l’acquérir et le faire réparer aussi près de chez soi que possible. 8. Il devrait provenir d’un petit atelier ou magasin tenu par un particulier qui en assurerait l’entretien et les réparations. 9. Il ne devrait pas remplacer, ni perturber, quelque bienfait déjà existant, y compris le relations familiales et sociales. »
Maintenant, partons avec Berry en canot sur le Kentucky en crue (texte de 1969), entre sentiment d’aventure et calme nécessaire à l’entreprise.
L’intérêt est ici d’accepter le rythme de la rivière, de voir ce que d’habitude nous ignorons, et de prélever, emportés par l’eau, les échantillons de notre modernité : « Les archéologues du futur, analyse-t-il, lorsqu’ils fouilleront nos artefacts, découvriront en nous de respectables amoureux de la mort qui ont consenti à payer un prix exorbitant pour leur passion. »
Et : « Nous n’avons pas encore admis – il nous est difficile de le croire -, que le produit le plus caractéristique de notre ère de miracles scientifiques est le déchet, mais il en est ainsi. Et nous continuons de penser à nous comporter comme si nous nous trouvions face à un continent intact, avec ses milliers d’hectares d’espace vital pour chacun. Nous continuons de chanter « Amérique, la belle », comme si nous n’y avions pas créé, par un effort vigoureux, à grands frais et avec une impavide autosatisfaction, une laideur sans précédent. »
Wendell Berry pointe les dangers de toute spécialisation et dénonce le parasitisme des organisations.
Il expose avec brio deux logiques (texte Deux esprits, 2022), le rationalisme scientifique et économique aveugle et l’esprit empathique, sans les opposer strictement, mais en rétablissant la balance du côté de la seconde.
« Il est tout à fait concevable, par exemple, qu’une jeune personne entreprenne des études de biologie par amour des animaux et des plantes. Mais elle devra être prudente, car rien n’empêche que la connaissance accumulée par amour des bêtes et des végétaux ne soit utilisée pour les détruire par amour de l’argent. »
La cupidité, que John Steinbeck dénonçait dans son fameux article La famine à l’ombre des orangers, lorsqu’elle est portée par un esprit rationnel est une bombe à fragmentation lancée sur le vivant.
Nous devons comprendre et accepter nos limites, comme celles de la nature nourricière, et nous efforcer de considérer chaque chose dans son intégrité, fût-elle d’interdépendance.
Non, les animaux ne sont pas des machines, mais des êtres d’abord à aimer, tout du moins à respecter.
L’agro-industrie, s’adressant à la nature humaine sur le ton du monologue, est totalitaire.
Wendell Berry écrit ainsi en 2006 dans L’économie faustienne : « Si nous voulons nous guérir de la maladie de l’illimitation, nous allons devoir renoncer à l’idée que nous sommes, de droit, des animaux divins, que nous sommes, ne serait-ce que potentiellement, omniscients et omnipotents, prêts à percer « le secret de l’univers ». il nous faudra recommencer à zéro, sur la base d’une prémisse différente et bien plus ancienne : la naturalité, ajoutée, en ce qui concerne les créatures à l’intelligence limitée que nous sommes, à la nécessité d’avoir des limites. Nous devons nous questionner à nouveau sur la manière dont il nous est loisible de tirer le maximum de ce que nous sommes, de ce que nous avons, de ce que nous avons reçu. »

Wendell Berry, pourquoi je n’achèterai pas d’ordinateur, choix de textes et traduction de l’anglais (Etats-Unis) par Alain Sainte-Marie, collection « le souffle de l’esprit » (dirigée par Christian Dumais-Lwowski), Actes Sud, 2022, 144 pages

Wendell Berry, penser et agir à l’échelle du vivant, choix de textes et traduction de l’anglais (Etats-Unis) par Alain Sainte-Marie, collection « le souffle de l’esprit » (dirigée par Christian Dumais-Lwowski), Actes Sud, 2022, 174 pages
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