Charlot, politique du corps anarchiste, par Rose Vidal, écrivaine

Rires d’enfant, admiration d’adulte.

Dans un livre brillant, informé, très bien écrit, publié dans la collection « Icônes » des éditions Les Pérégrines, Rose Vidal approche en une dizaine de chapitres vifs le phénomène Chaplin.

Il y a Charlot, corps anarchiste, déstabilisant tout autour de lui, et Chaplin, que l’on dit communiste quand il était internationaliste, le petit garçon pauvre de Londres – dont les parents sont artistes de music-hall -, le comique génial, l’amoureux timide, et l’homme couvert de femmes – vérifier les âges -, célébré/persécuté, le patriarche de Vevey gérant une immense fortune au côté de son épouse aimante, Oona, et de ses nombreux enfants.

L’innocent et le stratège.

L’ingénu rusé et l’immigrant ayant accompli une ascension sociale fulgurante.

La tête et le corps ? Sûrement, mais dans une façon de toujours échapper à la glu sociale, d’être ailleurs, plus haut, quand on le croit encore au centre.  

D’un côté la hantise de la misère – voir les personnages de ses films, notamment la jeune fille aveugle des Lumières de la ville -, de l’autre la bêtise/férocité des puissants et autres représentants de l’ordre.

Il y a une universalité Chaplin, ambition de traverser les frontières, de classes, d’âges, de langues parlées…

Sortir du rang, sans oublier que le manque d’argent – ou le trop d’argent (Monsieur Verdoux) – affecte les relations amoureuses.

Les séides de McCarthy l’expulseront des Etats-Unis, mais il avait gagné, contre la vulgarité idéologique, contre Hitler (Le Dictateur) qui le jalousait, contre les déterminismes sociaux.

Le corps de Charlot désordonne l’espace en le contaminant intégralement.     

« Charlot au sein d’une société constituée a cela d’universel, écrit Rose Vidal, qu’il rend le corps à cet état antérieur, incontrôlable et persistant en chacun.e de nous, fait de hoquets, de fanfaronnades, de tombées de nues et de dégringolades. (…) Un corps aussi agité que celui d’une enfant qui ne tient pas en place. Qui ne peut pas s’empêcher de tiquer, de se gratter le nez, de se tortiller. »

Refuser la discipline (extérieure), danser sa vie, être solidaire des enfants (The Kid), de l’enfant en nous.

Ne jamais être un adulte, mais ne jamais manquer d’élégance.  

La scène d’ouverture des Lumières de la ville est extraordinaire : « Le film débute lors de l’inauguration officielle de la statue d’une place publique. Au lever du drap, la surprise est générale : dans les bras de la nation tout juste dévoilée trône un vagabond, Charlot. Le scandale est immédiat ; mais loin de disparaître de la vue de son public, Charlot persiste, s’impose, ne quitte pas le devant de la scène, filmée dans un champ-contrechamp absolument frontal : il est impossible de faire abstraction de sa présence. »

Charlot refuse qu’on l’évacue, il est le grain de sable dans la machine (Les Temps modernes), l’être qui détraque toutes les procédures de contrôle et d’asservissement.

L’artiste au melon et chaussures/pantalons trop larges va plus loin que les stars du burlesque d’alors.

« Dans le style de Keystone, précise l’essayiste, il suffit de se cogner à un arbre pour être drôle. Avec Chaplin, ce n’est pas la collision qui sera drôle, mais le fait qu’il soulève son chapeau pour s’excuser. »

Chaplin s’explique sur l’invention de Charlot : « Vous comprenez, ce personnage a plusieurs facettes ; c’est en même temps un vagabond, un gentleman, un poète, un rêveur, un type esseulé, toujours épris de romanesque et d’aventure. Il voudrait vous faire croire qu’il est un savant, un musicien, un duc, un joueur de polo ? Mais il ne dédaigne pas ramasser des mégots ni chiper son sucre d’orge à un bébé. Et bien sûr, si l’occasion s’en présente, il flanquera volontiers un coup de pied dans le derrière d’une dame… mais uniquement s’il est furieux. »

Charlot est fluide, plastique, passe d’un état à l’autre, son occupation du plan est politique.  

Il y a la foule, grégaire, et l’individualité d’un homme, révolutionnaire.

Un poète (élément de l’air) dans la souvent terrible prose du monde (la glèbe).

Chaplin est même un inventeur de langue, que l’on songe au texte d’une chanson incompréhensible dans Les Temps modernes, ou à la manière dont l’extraordinaire auteur des temps du muet négocie dans Les Lumières de la ville son passage au parlant, très attendu par le public : « Mais ce n’est ni un film muet, ni un film parlant ; c’est un film résolument non parlant, analyse Rose Vidal, qui utilise de façon brillamment décalée les techniques du cinéma sonore dès sa scène d’ouverture, pour mieux et superbement les ignorer tout le reste du long-métrage. »

Sa profession de foi se trouve probablement dans la bouche du barbier juif du Dictateur, le discours particulièrement explicite s’adressant à tous en des mots simples : « Je regrette, mais je ne veux pas être empereur. Ce n’est pas mon affaire. Je ne veux pas régner, ni conquérir. J’aimerais aider tout le monde, Juifs, chrétiens, Noirs, Blancs. Tous, nous désirons nous entraider. Vivre du bonheur des autres, pas du malheur. Nous ne voulons ni haïr, ni mépriser. Il y a de la place pour chacun. La terre est riche et peut nourrir tout le monde. La vie peut être libre et belle, mais nous avons perdu ce chemin. La cupidité a empoisonné les âmes, élevé des barrières de haine, nous a plongés dans le malheur, le bain de sang. Nous maîtrisons la vitesse, mais nous nous enfermons. La mécanisation nous laisse dans le besoin. Notre science nous a rendus cyniques et brutaux. Nous pensons trop, nous sentons trop peu. Plus que de machines, nous manquons d’humanité. Plus que d’habileté, de bonté. »

Chaplin alerte notre conscience, Charlot réveille notre corps.

Chaplin-Charlot ? Génie de l’instant, improductivité féconde, déstabilisation des hiérarchies, appel de liberté, prospérité du rire.

Rose Vidal, Chaplin, collection « Icônes », Les Pérégrines, 2022, 144 pages

https://www.villamedici.it/fr/residenze-brevi/rose-vidal/

https://editionslesperegrines.fr/fr/books/chaplin

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