Les fesses de Rubens, et l’âme de la peinture, par Jean Daive, écrivain, critique

P-P. Rubens et J. Bruegel, Pan et Syrinx, 1617-19, huile sur bois, 40 x 61 cm, Staatliche Museen, Kassel

« Je relis la transcription des entretiens avec Joerg Ortner [graveur et peintre autrichien] réalisés à Lucca – un hiver de grand froid et de grand vent qui siffle jour et nuit autour de la « Caserne » où il prépare les images d’une fresque. Comme parade au vent Joerg Ortner nous oblige à écouter toutes les symphonies de Anton Bruckner à bout portant. Nous parlons dans une double spirale : de vent et de cuivres. » (Jean Daive) 

Il me plaît de lire le plus régulièrement possible des propos sur l’art et la peinture.

Pour cela, les éditions strasbourgeoises L’Atelier contemporain sont parfaites, qui publient chaque année plusieurs volumes dédiées aux paroles d’artistes et aux textes critiques.

Colligeant des entretiens menés par Jean Daive, écrivain, créateur de revues (Fragments, fig., Fin, Koshkonong, Brille Babil) et homme de radio (l’émission Peinture fraîche), Le Dernier mur est son troisième ouvrage chez Jean-Marie Deyrolle, après Pas encore une image (2019) et Penser la perception (2022).

On y entend notamment la parole de Raoul de Keyser, François Rouan, Joseph Kosuth, Kiki Smith, Zoran Music, Tania Mouraud, Niele Toroni, Sophie Ristelhueber, Eugène Leroy, Georges Didi-Huberman, Jorge Camacho, Jesus Rafael Soto, Aurélie Nemours, Francesco Clemente, Shirin Neshat, Jean-Charles Blais, Sylvie Blocher, Nicole Loraux et Jean Le Gac.

Le dernier mur est à la fois la dernière œuvre, l’espace où accrocher le fruit de son travail, le défi d’une frontière, un étai, et une continuité dans la discontinuité des jours, une stase dans le flux.

Je lis tout, puis relis mes notes, pleines de citations.

Zoran Music : « Je pensais que la seule chose pour vivre libre était la peinture. (…) J’appartiens plus à l’Orient qu’à l’Occident. (…) je crois que la lumière doit sortir de la toile. La lumière doit se trouver à l’intérieur de la toile. Pas une lumière projetée sur la toile. »

Eugène Leroy (à travers Hugo Van Der Goes, Memling, Dieric Bouts, Rembrandt, la terre aux alentours de Wasquehal, et la poésie de Rimbaud découverte à seize ans), dont le franc-parler m’enchante, dans une série de discussions menées en avril 1998 : « Je suis un homme qui a peiné sur de la peinture pendant 60 ans. S’y trouve ce qui s’y verra. De Calais à Amsterdam, se trouve le même pays. Pays avec les vents d’alizé, les vents d’ouest, quelquefois le sale vent d’est qui nous arrive. C’est ce pays-là. (…) Eux ont vu. Moi, je voudrais bien voir. (…) Je ne combats pas avec la matière, je combats avec moi. Avec de la matière j’emploie une épée si je peux, ou mes poings. C’est toujours des bons et des mauvais coups et des coups maladroits. »

A propos de sa modèle Marina, inlassablement regardée-peinte : « Le plus grand attachement que nous avons ensemble, c’est la plus grande des qualités communes que nous essayons d’avoir, je crois, qu’est la liberté. »  

Après le 20 février, à la bascule de la Chandeleur, la lumière revient : « Je vous salue Marie pleine de grâces. C’est cela l’éblouissement. (…) La raison est de peindre et de peindre quand la lumière monte. (…) Quelquefois quand je ne suis plus peintre, quand je ne vois pas clair dans ma peinture, il m’est arrivé, c’est sans affectation, je lis dix vers de Bajazet pour ne pas dire Phèdre et tout est simple et clair. (…)  C’est drôle, voyez-vous. Parler de la peinture, c’est toujours parler du paysage mais comme celui de Hugo Van Der Goes parlait et de même, quand je parle des fesses de Rubens, je parle de l’âme. »

Pour ces seules paroles, il faut se procurer ce livre saint.

Jean Daive, Le Dernier mur, L’Atelier contemporain, 2024, 280 pages

https://www.editionslateliercontemporain.net/

https://www.leslibraires.fr/livre/23119252-le-dernier-mur-jean-daive-l-atelier-contemporain?affiliate=intervalle

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