Du vernaculaire en photographie, par Clément  Chéroux, historien de l’art

« La photographie vernaculaire est un ensemble qui doit pouvoir aussi bien contenir les images des amateurs, que celles prises par les scientifiques, les policiers, les militaires, les agents d’assurance – c’est-à-dire toute la photographie documentaire -, mais aussi des clichés de presse, de mode, de mariage, ou encore les portraits d’identité, les radiographies, les objets photographiques et bien d’autres exemples des multiples applications du médium. » (Clément Chéroux)

Quelle bonne idée de republier, onze après une première édition essentielle, Vernaculaires, de Clément Chéroux, livre composé d’essais d’histoire de la photographie concernant cette notion souvent mal comprise, ou d’une façon trop restrictive.

Diffusées d’abord dans des ouvrages collectifs, ces réflexions sur le vernaculaire sont placées malicieusement sous l’autorité de James Agee (Pour l’amour de Dieu, ne pensez pas à ceci comme de l’art), d’André Derain (J’ai beaucoup appris à regarder un marin repeindre son bateau) et de Champfleury (Il n’y a pas de pauvres images pour des yeux curieux).

Rappelant l’origine latine de ce terme (verna signifie « esclave », servile, domestique, utile), Clément Chéroux observe qu’il faut attendre les années 1940 et les travaux de l’universitaire américain John Atlee Kouwenhove, qui a beaucoup regardé l’œuvre de Walker Evans, pour que ce mot migre du vocabulaire de l’architecture à celui de la culture, l’associant, contre l’élitaire, au domaine du populaire, du commun, du démocratique.

Seront dites vernaculaires les images utilitaires, domestiques ou populaires (ces critères peuvent s’additionner) ayant quitté leur milieu d’origine pour atteindre la sphère culturelle, devenant « l’autre de l’art », tendant ainsi un miroir à ce que les instances de légitimation (critiques, revues, galeries, universités, musées) considèrent comme tel.  

Laszlo Moholy-Nagy, Man Ray, Berenice Abbott (qui acheta, le sauvant, le fonds Atget), Lee Friedlander (qui acheta les clichés des prostituées de Storyville réalisées par Ernest Joseph Bellocq) et Martin Parr sont cités pour leur clairvoyance quant à l’importance de ces photographies parfois désignées superficiellement comme sans qualité.

Des artistes contemporains comme Bernd et Hilla Becher, Christian Boltanski, Elad Lassry et Jeff Guess – liste minimale – ont notamment puisé dans le réservoir de formes et de pratiques du vernaculaire pour élaborer leurs propres œuvres.

En France, précise l’historien de l’art, la prise en considération du vernaculaire fut bien plus tardive qu’aux Etats-Unis, notre idée de l’art étant liée à une sorte de romantisme dix-neuvièmiste.

« Pour que la photographie accède à la reconnaissance artistique, analyse-t-il, il fallait qu’elle souscrive à des critères de rareté ou de qualité. Il semblait indispensable que la photographie limite ses tirages, fasse preuve de maîtrise technique, de cohérence stylistique et, par-dessus tout, d’intentionnalité artistique. »

Il convenait dans l’Hexagone, avant de célébrer le vernaculaire, de faire reconnaître par les plus hautes institutions la valeur artistique de la photographie, son oubli pouvant être compris comme « un dommage collatéral de l’entrée en art du photographique », avant que d’être salué comme une façon de lutter contre l’uniformisation du goût dans le village planétaire tel que décrit par Marshall McLuhan en 1967.  

Après ce premier essai faisant office de brillants prolégomènes, Clément Chéroux montre la force de cette notion – sa dimension poétique, inventive, subversive -, dans les domaines de la photographie spirite (spectres de Marx et de la photographie), de la radiographie et de la photographie des effluvistes (l’aura, les rayons X), de la photographie amateur (« bipolarité » de ce terme, entre regard de connaisseurs – d’autant plus nombreux qu’ils ont accompagné la révolution du gélatino-bromure d’argent et la maniabilité-portabilité des appareils -, et pratiquants d’un art moyen, surtout dans le contexte familial, envisagé par Pierre Bourdieu comme accumulation de stéréotypes), de la photographie de prestidigitation (les trucs à la Méliès) et de valeur récréative dans les attractions foraines (les tirs photographiques par exemple), de la photographie de vitrines (retour sur Atget pensé comme un artisan) et sa charge d’extase – le stupéfiant image célébré par Aragon – dans le document surréaliste (relire notamment la revue Minotaure).    

Vernaculaires ne possédant pas de conclusion, on attend déjà avec impatience la troisième édition.

On peut aussi reprendre cet ouvrage fondateur en s’attardant sur chacune des photographies choisies pour accompagner les articles, c’est passionnant.

Clément Chéroux, Vernaculaires, Essais d’histoire de la photographie, conception graphique François Moreno, direction éditoriale David Barriet, David Benassayag, Béatrice Didier, Le Point du Jour, 2024, 190 pages

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