
©Kamil Zihnioglu
« Tu m’as accueilli comme ton enfant et tu m’as permis de déployer mes racines, moi, le fils de nulle part. » (Kamil Zihnioglu)
Il se passe actuellement quelque chose – en littérature, en cinéma, en photographie – concernant la représentation du territoire et de la spécificité corses.
Les lignes bougent, l’art permet la complexité, le dépassement des stéréotypes, et la beauté.
Avec Intraccià, Kamil Zihnioglu interroge son attachement à l’île enchantée, qu’il a parcourue en tous sens, notamment pour le journal Le Monde, pendant plusieurs années depuis 2020.
Patrick Chamoiseau nous l’a appris : on peut choisir ses appartenances, être Antillais mais se sentir et se déclarer par exemple Japonais, le cœur dictant ce que les documents de naissance ne mentionnent pas.
Superbement publié sous forme de carnet Moleskine en couleur avec élastique – beaux choix quant à la reliure à la suisse, à la couture noire, à la typographie et à la mise en page variée –, Intraccià n’a pas l’ambition d’épuiser la profondeur des sentiments que l’auteur peut éprouver pour sa terre d’attache, mais tente d’approcher au plus près ce qui constitue pour lui sa force d’attraction.
Kamil Zihnioglu photographie un espace mystérieux, où se mêlent intimement réalités et légendes.
On y vit peut-être plus intensément qu’ailleurs, et l’on y meurt probablement plus tragiquement.
Parmi les merveilles naturelles – cascade, amas de pierres, végétation, cavités, algues féériques -, il y a les êtres, comme émanant des paysages, en continuité naturelle avec eux.

©Kamil Zihnioglu
Un homme se penche entre deux rochers à la recherche de coquillages.
« Cette scène, confie le photographe, représente pour moi tout l’amour et l’inexplicable sentiment d’appartenance qui me lient à cette île, à cette terre qui n’est pas la mienne. »
Les regards sont francs, les pierres tombales très blanches, les arbres quelquefois calcinés.
On chasse le sanglier, la Corse est une lame de couteau stylisée, le maquis protège les amants comme les criminels.
Pasquale Paoli, l’homme des Lumières, n’est pas oublié, ni la geste napoléonienne, ni les autres héros combattant pour l’indepéndance.
L’insularité est une totalité, de peaux, d’écorces, de branchages, de lumières.
Pouvant être rude, sachant rejeter les intrus, la Corse est essentiellement pour Kamil Zihnioglu un espace de sensualité.
Feu, mains qui se touchent, rites.
Intelligence politique, martyre d’Yvan Colonna, ferveur pour le cardinal Bustillo.

©Kamil Zihnioglu
Toi, la belle, tu as des yeux couleur châtaigne.
Toi, le beau, tu as des yeux de ténèbres.
Où est le centre de l’île ? Quel est son omphalos ?
C’est en Corse comme en Bretagne une série de cercles concentriques touchant depuis l’intérieur des terres la vaste mer.
« Il s’agit du dialogue constant, précise en postface Anne Meistersheim, de la circularité de l’île avec celle de l’horizon. Si toute île est circulaire dans sa représentation, cette forme est en relation permanente avec la boucle de l’horizon, d’un horizon qui sera toujours fabuleux. »
La Corse fascine parce que c’est un territoire premier, un champ magnétique réunissant à la fois la grâce de Vénus, la puissance occulte des mazzeri et la force physique des tueurs de bêtes.
La relation à l’eau – cours de montagne, mer Tyrrhénienne, mer ligurienne, mer Méditerranée – y est centrale.
La féminité y est indocile, sublime, de noire lumière.
« Tout ce temps, conclut pour ne surtout pas conclure Kamil Zihnioglu s’adressant à l’objet de ses désirs, j’ai cherché des traces le long de tes chemins dans l’espoir de n’être plus qu’une pierre parmi les vestiges. J’ai scruté tes paysages, je me suis abreuvé à tes sources, j’ai dansé dans tes villages. Et maintenant que tu m’as vu naître à moi-même, je vais poursuivre mes errances. Toujours en mouvement, je pars mais pour mieux revenir. »

Kamil Zihnioglu, Intraccià, textes (français/anglais) de Anne Meistersheim, Agathe Kalfas et Kamil Zihnioglu, direction éditoriale Mathias Benguigui, conception graphique Théo Miller, Saetta Books, 2024, 120 pages – 700 exemplaires

©Kamil Zihnioglu