L’anthropocène à l’œil nu, par Vincent Jendly, photographe

©Vincent Jendly

« Dunkerque est le troisième port de commerce de France en matière de tonnage global (mais le premier en matière d’importations de minerai de fer et de charbon) et le quatrième port industriel d’Europe. Sa localisation sur le Northern range, première voie de circulation maritime mondiale et porte d’entrée de la mer du Nord, au cœur du triangle Londres-Paris-Bruxelles, lui offre des avantages comparatifs indéniables pour capter les différents trafics. Le port et l’industrie emploient, en comptant tous les sous-traitants, entre 20 000 et 25 000 personnes. » (Aurélien Delpirou, maître de conférences en géographie à l’Ecole d’urbanisme de Paris)  

One millimeter of black dirt, and a veil of dead cows pourrait être le titre d’un blues écrit dans quelque ville minière abandonnée du Montana, mais c’est surtout celui du livre de Vincent Jendly, publié avec une majesté noire par André Frère Editions.

©Vincent Jendly

A la façon du territoire qu’il représente, cet ouvrage est conçu pour se salir avec le temps, se couvrir de suie, s’enténébrer.

Nous sommes dans la zone portuaire de Dunkerque, dans ce polder où pétrochimie et aciérie mélangent leurs substances, là où les mains d’or sont des mains brûlées.

« En découvrant le port de Dunkerque, explique le photographe, les pieds dans la boue de charbon, j’ai eu l’impression de fixer une sombre figure du passé, surgi du temps de la révolution industrielle. J’avais devant moi un paysage recouvert de mélasse et de poussière noires, brutal et crasseux, transformé à l’extrême, une incarnation sombre et spectaculaire de l’anthropocène, cette « ère de l’humain », une de ces visions qui suggèrent un effondrement imminent, avec des allures presque apocalyptiques ».

©Vincent Jendly

L’un de mes oncles travaillait à Usinor, les discussions familiales évoquaient la pénibilité au travail, la survie de l’outil industriel, l’avenir de la matière carbonée, la mondialisation, le côté fantastique du polder gigantesque.

A l’école primaire, l’instituteur tentait d’émerveiller la classe en évoquant ces pétroliers de 300 000 tonnes pouvant désormais, grâce aux travaux titanesques entrepris pendant plusieurs années, accoster dans le port du Nord, non loin de toutes ces petites villes où défilent l’hiver les bandes de carnavaleux.

Les harengs en ces sombres eaux sont peut-être plus noirs qu’ailleurs.

©Vincent Jendly

Ici, tout se fait en grand, la zone est un monstre froid, couché, éructant, crachant des flammes, puant, avalant comme autant de billes opaques les individus qui l’alimentent.

Dans ce décor d’apocalypse, Arcelor Mittal a pris la suite d’Usinor.

Dans ce microcosme à l’échelle planétaire, l’anthropocène se constate à l’œil nu, mieux, il se fabrique avec ardeur.

©Vincent Jendly

On ouvre le livre, de nature très brutaliste, et l’on découvre une lettre de l’auteur à ses lecteurs, où celui-ci écrit : « Dans les fouilles du futur, qu’est-ce qui va rester de nous ? Des fossiles de vache et un millimètre de particules noires ? »

On tourne les pages, ce sont des astres lourds, des fragments émergés des mondes souterrains, des météorites lancées par Erèbe.

Vincent Jendly regarde au plus près des machines, on ne comprend pas, on comprend tout, on est soi-même une particule ingurgitée, mâchée, digérée, par le livre qui nous salit les doigts.

On est écrasés par une masse circulaire, on est déchiré par les dents d’une broyeuse, on respire à peine – l’odeur d’encre, forte, puissante, entête.

©Vincent Jendly

Sommes-nous sur Terre ?

Mon père, dessinateur industriel, travaillait dans la pétrochimie, mort jeune, comme son propre père, mort plus jeune encore.

On l’appelait aussi pour réparer des machines, changer des pièces, il connaissait bien tout ça, ne se plaignait pas, faisait son travail avec professionnalisme.

Tiens, il faut remplacer le jaugeur.

C’est bizarre, il y a une fuite dans cette tubulure.

Vous sauriez faire durer encore un peu la bête ?

Feu, galaxies fétides, cosmos inversé.

©Vincent Jendly

La nuit, c’est encore plus fou, c’est la guerre, c’est la peur dans les tranchées, c’est la mort qui hurle.

Tas de sable, acier liquide, fumées, bruits stridents.

Minéralier, prison, toux mauvaise.

Mais où sont les humains ?

Ne pas laisser ce livre à la portée des enfants, ou alors leur demander de se munir de combinaisons et lunettes de protection.

Le capitalocène, on l’aura compris, c’est dégoûtant.

Mon arrière-grand-père, rue d’Alger, à Calais, dans le quartier du Fort Nieulay, se faisait livrer du charbon.

Il s’occupait des chevaux durant la Première Guerre mondiale, il adorait les blagues grivoises, il délirait un peu, et le sol de sa petite maison était souvent noir.

Vincent Jendly, One millimeter of black dirt, and a veil of dead cows, textes Aurélien Delpirou et Vincent Jendly, direction et suivi éditorial André Frère, conception et design Nicolas Polli & Vincent Jendly, André Frère Editions, 2024

https://www.vincentjendly.com/

https://www.andrefrereditions.com/livres/non-classifiee/one-millimeter-of-dark-dirtand-a-veil-of-dead-cows/

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