
Les chiens sont excités, la meute est excitée, les bois sont excités.
Une cérémonie se prépare, une mise à mort.
Quelques cartouches, de vastes ciels tourmentés, des yeux renversés.

Dans les ténèbres des chairs pénètre le couteau sanglant.
Ce sacrifice est un livre, rare, puissant, inattendu, intitulé Sang Noir.
« Au Moyen-Age, explique Elie Monferier, son auteur, le sang noir désigne le sang des cerfs et des sangliers en période de rut mais également le sang enflammé de celui qui les chasse, de celui qui s’enfonce au plus profond de la nature pour les affronter. S’il les tue c’est afin d’en manger ensuite le cœur, d’en posséder la force et la vigueur virile. L’homme renoue ainsi avec sa dimension animale. Démesure, déraison et désordre dictent alors son comportement. Il s’ensauvage afin de pouvoir rencontrer la bête réelle qu’il traque mais également pour libérer celle fantasmagorique qui est en lui. »

Formellement très réussi, se présentant sous cartonnage noir à rabat doublé de rouge, Sang Noir se compose de plusieurs cahiers cousus main détachables en un bloc, et d’un ensemble de doubles pages libres célébrant la toute puissance canine en gros plans, à la façon d’un corps à corps titanesque.
Car il s’agit ici moins d’art cynégétique que de mythologie, de lyrisme absolu, de rencontres totales avec le monde vivant, célébré jusque dans la mort.

« Et continuer d’avancer ainsi, rechercher l’épuisement, la limite physique, parce que derrière se tient peut-être la vérité. Ne rien savoir. Creuser la surface des choses pour trébucher. »
On se fait tout petit, on devient gigantesque, on entre « dans la chambre des morts ».
Ici, tout est brut, sauvage, somptueux, naturellement somptuaire.

Une biche est aux aguets, elle sait probablement que sa fin est proche.
Le silence des images fait un vacarme de tous les diables, ça jappe, hurle, jouit de rage et de furetage.
Un homme a tué, c’est un guerrier indo-européen, une lame tranchante traversant les siècles.

Sur son torse, une forêt de poils, un labyrinthe en forme de cœur, le pelage d’un animal aux yeux de tétons.
Sous le regard des arbres, des montagnes, des nuages et des herbes foulées, gisent les bêtes éventrées.
Les doigts du sacrificateur sont pleins de sang, qui participera bientôt avec ses compagnons de chasse au festin de l’univers.

« C’est le petit matin, j’ai à franchir la clôture, les derniers fossés. Et bientôt rejoignant un monde de brume, il me faudra écrire sur de l’humus, sur le souffle sanglant des sangliers qu’on dépèce ; dans l’ombre des chênes et le brame des cerfs, devenir sauvage ; délaissant la clarté du jour, inventer un nouveau langage. »
Ce nouveau langage est un œuvre magistrale, premier volet d’une trilogie inspirée des travaux de Georges Dumézil sur la tripartition des pouvoirs.
Demain est désirable.
Elie Monferier, Sang Noir, 2019, texte et design Elie Monferier, 95 pages, 75 images – 70 exemplaires, et 20 exemplaires HC