
« il faut que je te dise que tes seins infimes, ce très peu qu’est ta poitrine de l’autre côté de ton dos-monde est un maximum d’écriture de soi. les aquarelles de Cézanne en sont un autre, de l’autre côté de leur dos à elles »
Le dernier ouvrage de Dominique Fourcade s’intitule flirt avec elle.
Ce pourrait être une chanson de Christophe, ou un livre de l’espiègle Claude Nori, mais non, c’est une méditation en quinze chants et trois photographies (Keiwan Fatchi, Jean-Marc Gibey, Boris Mikhaïlov) sur le langage, le désir, ll’art, la mort, et la guerre en Ukraine.
« Ukraine envahie par Russie. le pire s’abat sur ce pays et nous déchire, en une seconde toute l’acoustique de l’Europe a changé. et elle, l’Ukraine (oui, vous ne vous trompez pas, l’Ukraine et ses seins slavons), se substitue à l’elle de flirt avec elle »
elle, ce pourrait être aussi la peinture, Cézanne, Magritte, les grands maîtres italiens, notamment Donatello, que le poète n’a cessé de contempler.
Ou la femme aimée, les femmes aimées, les passantes fantasmées.
« (veux-tu lui dire que le corps des femmes est ce qu’il y a de plus mystérieux au monde toutes expériences imprévisibles confondues, de plus ténébreux de plus lumineux, univers des formes dont j’ai su très tôt que je ne pourrais me détacher, ce n’est ni une liberté ni une prison, seulement un émerveillement dur et syntaxique) »
La guerre en Ukraine vient tout bouleverser, il faut trouver les mots justes, se rappeler peut-être tout ce que l’on a aimé pour ne pas se laisser posséder par l’épouvante : Tsvetaïeva, Pasternak, Rilke, Emily Dickinson, Proust, Kafka.
« au moins, chacun de mes livres m’aura sorti temporairement du coma, me permettant à chaque fois de revenir à la vie. de découvrir secrètement et pour moi seul l’identité de ce moi, ou de cette absence de moi, qui en moi écrit des livres. ce qui explique pourquoi un je n’y suis pour rien pousse flirt avec elle »
elle, c’est une blouse « criblée de balles », c’est la géo-poésie de l’atroce, c’est l’écriture partie au front.
« tampax en rupture de stock comme tant d’autres essentiels rien c’est la guerre / depuis février je me rends compte que mes règles sont ukrainiennes sont quotidiennes »
flirt avec elle est composé de courts paragraphes/strophes, prose/poésie/politique de la prose poétique, la poésie n’a pas de bord, elle ramasse tout, même elle, la housse dont on manque pour y enfermer les corps tombés, bombés, massacrés.
Contre elle, tout contre elle, il y a les corps de femmes, les cuisses lisses des sculptures de Maillol, et la musique, assassinée, disparue elle aussi.
« Radu Lupu est mort, un peu de Schubert s’en va et je n’avais vraiment pas besoin qu’un peu de Schubert s’en aille aujourd’hui. je ne sais qui reste désormais à avoir étudié avec Neuhaus, Gilels, Richter, qui sauf moi je veux dire, parce qu’il me semble avoir été présent à chacun des cours donnés c’est la guerre actuelle qui crée cette brèche me permettant de retrouver avec ces frères que ma présence importune, je suis cloué à ce rêve douloureux, le cluster de sons qui s’échappe de l’enclave où on apprend le piano me dévore »
Rien n’est fixe, il faut s’habituer, le rossignol devient une balle traçante, et l’écrivain, soldat-moineau de deuxième classe, frère d’armes lointaine de René Char, appelé-le pour toujours Capitaine Alexandre.
Il faut faire mouvement, échapper, déjouer les embuscades par le travail de la langue.
« le temps qu’ils croient me coincer j’étais dans la langue d’à côté c’est Pound qui m’a appris ces techniques de guérilla »
Axiome fourcadien : « il n’y a pas de différence de réalité entre le monde physique et le monde mental »
flirt avec elle est un feuilleton à épisodes (tous dédiés à…, par exemple « aux jappements du récitant devenu chien par le tragique des circonstances », ou « à la solitude du pavot dans les blés de l’année cruelle ») se posant des problèmes de style c’est-à-dire d’existence.
De la phrase ou du drone, qui va le plus vite ?
Dans le Donbass, et partout où les violeurs – de territoires, de femmes – agissent, c’est chaque jour Capitale de la douleur.
« l’idée n’est pas, surtout pas, de vouloir repousser les limites de la langue, qui est elle-même sans limite, mais de repousser mes propres limites dans la langue, ce qui revient à travailler la wildness de la wilderness »
flirt avec elle est une œuvre opératique, Chostakovitchienne de vie, beauté des femmes aux lèvres vernissées, et du français d’à côté : « c’est de mon retour d’Algérie que date ma rupture avec l’idée France, ou le sentiment France, rupture dont personne n’a rien à savoir, c’est de nettement plus tard que date mon impossibilité de rompre avec le français »
Langue nouvelle, forme nouvelle, brassées de mots et d’images, d’ailleurs, il y a en fin d’ouvrage trois photographies, grâce et malice féminines en chacune, rappelant la magistrale enquête sur l’inconscient visuel du poète coécrite ave Hadrien France-Lanord et Sophie Pailloux-Riggi, vous m’avez fait chercher (P.O.L, 2021, article dans L’Intervalle).
« j’essaye de comprendre ce que j’ai fait, de la littérature à coup sûr, mais quel genre. peut-être transgenre. »
Oui, une valse aux adieux et recommencements sans majuscule, sans roman, tout pour le désir, la pulsation colorée, le son monté, et la rage contre l’infâmie.

Dominique Fourcade, flirt avec elle, P.O.L, 2023, 156 pages

