Conversations sur l’art, par Hollis Frampton, photographe, et Carl Andre, sculpteur

Carl Andre dans son studio, 6 octobre 1962, photographie Hollis Frampton

« Je me demande bien pourquoi l’on se retrouve toujours à discuter de peinture quand on veut parler de sculpture. » (Hollis Frampton)

J’aime prendre les conversations en cours, ne presque rien comprendre d’abord, lancer des phrases à l’instinct, puis peu à peu en saisir les enjeux.

En 1962 et 1963, le photographe Hollis Frampton, bientôt cinéaste expérimental, et l’artiste Carl Andre, qui n’est pas encore le sculpteur génial que l’on connaît, s’installent devant leur machine à écrire, inaugurant un dialogue sans se parler – quand l’un écrit, l’autre lit sur le canapé -, les images du premier faisant partie des œuvres nourrissant leur discussion.

Tous deux questionnent la nécessité de l’art, leurs pratiques, leurs héritages.

Publiant leurs Douze dialogues, dans une traduction et postface de Valérie Mavridorakis et Gilles A. Tiberghien situant le parcours des auteurs dans le contexte de l’avant-garde artistique new-yorkais du début des années 1960, les éditions Macula forment une nouvelle fois une entreprise salutaire, tant les réflexions des deux amis sont profondes et virevoltantes.

Constantin Brancusi est une référence commune, mais aussi John Chamberlain ou David Smith.

Image étonnante d’une sculpture cubiste de Picasso, très libre, Le verre d’absinthe, qui est un bronze peint avec cuillère à absinthe datant de 1914.

Douze dialogues, dont le ton est souvent allègre, dans une désacralisation à la Duchamp – nommé « plastiqueur » par Carl Andre -, peut être lu comme un cours d’histoire de l’art des plus singuliers, en outre superbement illustré.

Carl Andre : « On ironise beaucoup aujourd’hui sur l’idée d’expérimentation en art. Je pense que l’expérimentation en art consiste précisément à mettre à l’épreuve les règles esthétiques et le goût en général. On n’a pas encore à ce jour pris la pleine mesure des expériences Dada. Je ne pense pas que la véritable produit des expériences de Duchamp soit la hausse de la cote de Rauschenberg sur le marché de l’art. (…) L’art n’est pas un langage secret, ni une marchandise rare sujette aux spéculations comme la fève de cacao. L’art c’est ce que font les hommes pour le plaisir par des voies et de moyens ne provenant pas directement de la nature. »

Les deux amis évoquent les notions de temps et de plasticité, la littérature (Pound, Stendhal, Joyce, William Carlos Williams) (Carl André écrit alors des Sonnets), le cinéma (Buñuel, Cocteau), la photographie (Cartier-Bresson, Bruce Davidson), la peinture, ne cessant d’affiner leur perception et leur définition de ce qu’est l’art.  

Carl Andre : « Cézanne a peint des tableaux de pommes. Les pommes ne requièrent pas d’incitation à la consommation. Mais comment se fait-il que James Rosenquist ne peigne que des choses qui relèvent de l’incitation à la consommation ? Où sont ses tableaux de pommes ? »

Mais oui, où sont ses tableaux de pommes ?

Hollis Frampton : « Si tu désapprouves cette absence de pommes, je te suggère d’en coller une sur un tableau de Rosenquist, comme cela tu en feras un Jim Dine. »

Voilà, c’est pour de telles phrases – à débusquer dans l’irrévérence et les propos informés – qu’il faut lire Douze dialogues.

En fin de volume, sont montrées des photographies des œuvres de Carl André, qui travailla dans l’atelier de découpe de Frank Stella, utilisant notamment la scie radiale pour sculpter.

C’est alors une radicalité de totems qui surgit, une inventivité formelle exaltante, un dialogue avec le Nu descendant l’escalier de Duchamp, un art musical du vide et du plein.

Et les mots fondent devant la puissance de ces pièces.

Carl André et Hollis Frampton, Douze dialogues, 1962-1963, édité et annoté par Benjamin H. D. Buchloh, traduction et postface par Valérie Mavridorakis et Gilles A. Tiberghien, Editions Macula, 2023, 216 pages

https://www.editionsmacula.com/livre/176.html

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