Pèlerinages des Saintes, aperçus d’une geste photographique

Georges Glasberg, Yana, 1957, Tirage gélatino-argentique © Georges Glasberg

Il régnait une atmosphère étrange en mai dernier aux Saintes-Maries-de-la-Mer, la fête n’était pas totale, comme si les Gitans étaient au fond indésirables en leur propre sanctuaire.

Un marché de la culture gitane organisé par la mairie, des produits de peu de qualité, du folklore.

Une mise au pas, une dévitalisation, de l’atonie.

Une foule moins nombreuse, un certain malaise, une impression de falsification.

Le pelerinage des gitans aux Saintes Maries de la Mer, Maria, une femme Sinti, prie sainte Sara dans la crypte, 1999 © Nigel Dickinson

Dans un très beau volume au superbe titre publié par les éditions Textuel, Lumières des Saintes, accompagné d’un essai d’une cinquantaine de pages d’Ilsen About, historien spécialiste des circulations et des sociétés roms et tsiganes en Europe de l’Ouest, est donné à voir cent ans d’images d’un pèlerinage mythique, corpus riche de sa diversité et de ses invariants.

En Camargue, Sainte Sara, dont la statue de Vierge noire, se trouve dans la crypte de peu de hauteur d’une église construite comme une forteresse, est vénérée par une communauté venue de toute l’Europe, et même parfois de plus loin encore.

Jean Ribière, série Le Pèlerinage aux Saintes-Maries-de-la-Mer (dévotions aux saintes Maries), 1946, Film négatif © Jean Ribière

Photographier sans en atténuer la force et les secrets la ferveur d’un culte à la fois chrétien et de dimension païenne (les ex-voto, les colifichets, les pratiques très personnelles) est difficile, l’image peut être ambiguë, voyeuse plutôt que voyante, d’appropriation plate plutôt que de célébration du mystère.   

Le pèlerinage suscite une légitime curiosité, qui peut être une convoitise : on recherche l’archaïque et l’on tombe sur son propre regard, on est en quête des typologies et l’on édifie des stéréotypes, on veut aller à la rencontre d’êtres libres et l’on s’enferme dans une tribu idéalisée.

Savoir rendre compte d’une forme de plaisir de l’exhibition des signes d’une culture sans manquer en ses protagonistes la part de réserve ou de pudeur est une gageure.

Dans le delta du Rhône, voici les Egyptiens, Bohémiens, Manouches, Sintés, Roms, Romanichels, gens du voyage, Gitans, Tsiganes.

Non pas un peuple, mais des peuples.

Carle Naudot, Portrait de Gitans sur la route des Saintes-Maries-de-la-Mer, s. d. (v. 1900-1910), Plaque de verre, coll. musée de la Camargue, PNR de Camargue. Num. David Huguenin

Recueilli en 1967, un témoignage précieux d’une habitante se souvenant du pèlerinage tel qu’il se déroulait à la fin du XIXe siècle est cité : « Ce qu’il y avait de très beau, c’était – le soir – les flamencos et les danses autour de leurs feux de camp. On avait vraiment l’impression qu’ils chantaient et dansaient pour eux seuls. Cela a commencé à changer après la guerre de 1939, avec l’afflux graduel des touristes. Comme ils n’aimaient guère avoir des nuées de curieux autour de leurs caravanes, ils sont allés jouer aux terrasses des cafés. »

Les photographes sont à l’affut de l’image épiphanique, qui, s’ils ne sont que des prédateurs, se transformera immédiatement en cliché exotique, ou pauvrement pittoresque.

Il faut trouver la bonne distance, ne pas tout souiller, savoir se taire, sourire intérieurement, embrasser ce qui vient sans en étouffer la magie.

Que les photographies nous prennent, et non l’inverse. 

On fantasme le vernaculaire, et l’on trouve, quelquefois, le moderne, l’inédit, l’inconnue du bouquet.

Des chevaux, des roulottes, des processions.

Des visages très noirs sur plaques de verre (Carle Naudot).

Des personnages isolés dans l’espace, en costume, posant de façon picturale (Jean-Paul Anastay, 1903).

Des familles, des bannières, des enfants partout (photographes de l’agence Rol, 1917-1923).

Vitesse, sensualité, spiritualité émanant des visages (Erwin Blumenfeld, vers 1930).

Jeanne Taris, Famille des porteurs de sainte Sara, 2022, Impression numérique © Jeanne Taris

Fraternité de l’Allemande juive exilée Lore Krüger avec les indésirables en leur mystère magnifié par la contre-plongée (1936).

Et les regards d’un zoologiste faisant une enquête d’ « ethnologie raciale », de photographes amateurs, de l’antifasciste hongrois Chiki Weiz, compagnon de route de Robert Capa, du fraternel François Kollar (1939), du sensualiste Jean Dieuzaide (1945-1948), du photoreporter Jean Ribière (1946), de l’humaniste sensible au théâtre de la vie Georges Glasberg (1957), du local sensible à l’esprit de la fête et à la beauté féminine Lucien Clergue (1957-1963), de la compassionnelle brillante Sabine Weiss  (1960), de la passionnée des Saintes Michèle Brado (1960-1968), du Sicilien sensible au tragique de l’existence Ferdinando Scianna (1968), de la cartier-bressonnienne sensible à l’instant décisif et à l’humour des situations Martine Franck (1973-1976).

Mais les photos en couleur, plus éloignées de l’iconographie habituelle, sont les plus saisissantes, du père André Barthélémy, dit « Yoshka » (1955-1956), de Ferndinando Scianna (le seul présenté ici à utiliser les deux univers chromatiques), de la famille Helmstetter, du Britannique expressionniste Nigel Dickinson, de Jeanne Taris façon Todd Hido (2018-2022).  

Aux Saintes, que les Gitans soient repartis ou non, qu’ils aient été photographiés ou non, l’on prie, l’on a prié, intensément, l’énergie des mots prononcés du fond du cœur est perceptible, quelque chose vibre malgré les marchands du temple.

Bernard Plossu a photographié le pèlerinage.

Ses images inédites sont chez lui dans ses archives.

On attend avec impatience le prochain prochain prochain livre.

Ilsen About, Lumières des Saintes. Le pèlerinage des Gitans aux Saintes-Maries-de-la-Mer : une histoire photographique, design graphique Agnès Dahan et Raphaëlle Picquet, coordination éditoriale Julia Chiron, fabrication Laurence Gilbert, Editions Textuel, 2023, 192 pages    

 https://www.editionstextuel.com/livre/lumieres_des_saintes

Erwin Blumenfeld, série Gypsies (Tsiganes), s. d. (v. 1930), Tirage gélatino-argentique © Erwin Blumenfeld / 2023 Estate of Erwin Blumenfeld.

Exposition aux Rencontres d’Arles 2023 – Museon Arlaten, -, du 3 juillet au 24 septembre 2023 – commissariat Ilsen About

https://www.museonarlaten.fr/

A voir également le superbe regard photographique de Jacques Léonard sur les Gitans de Barcelone dans les années 1960 (notamment) au Musée Réattu (Arles)

http://www.museereattu.arles.fr/

https://www.leslibraires.fr/livre/22236612-lumieres-des-saintes-le-pelerinage-gitan-des-s–ilsen-about-textuel?affiliate=intervalle

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