
Susanna et Felicity dans la cuisine, Chevalier d’Éon, Hunter, 1960-1963. 6,4 × 8,4 cm. Art Gallery of Ontario. 2014/751
« La transidentité des personnes assignées hommes à la naissance se décline en une multitude de variations – la performance drag gay, les street queens travailleuses du sexe, le travestisme de cabaret, l’avant-garde genderfuck, le travestissement fétichiste, la féminité trans, toutes réellement distinctes les unes des autres. Il arrive que ces identités, ces pratiques ou ces scènes se recoupent ou qu’elles partagent les mêmes espaces dédiés aux subcultures, mais elles peuvent aussi rester profondément étrangères les unes aux autres – les pommes ne seront jamais des oranges, quand bien même ce sont deux variétés de fruits. » (Susan Stryker)
C’est l’une des expositions les plus enthousiasmantes des Rencontres d’Arles 2023.
Contribution à l’histoire discrète américaine, Casa Susanna – livre aux éditions Textuel – met en lumière le premier réseau transgenre américain (1959-1968) à travers la revue semi-clandestine Transvestia, publiée par Virginia Prince, ingénieure en pharmacie, et la maison de Susanna Valenti, située dans les Catskill (Etat de New York), qui ouvrit sa maison entre 1959 et 1968 à des hommes qui, comme elle (son épouse s’appelle Marie) désiraient se travestir en toute sécurité dans une atmosphère bienveillante et stimulante.

Attribué à Andrea Susan, Susanna à côté de l’enseigne de la Casa Susanna, Hunter, 1964-1968. Tirage gélatino-argentique, 8,3 × 11 cm. Art Gallery of Ontario. 2014/714
Transvestia fut pour nombre d’hommes un espace de liberté, la plupart de la classe moyenne supérieure blanche (médecins, avocats, comptables, pères de famille…), où échanger, se rencontrer, et partager, loin des jugements de la société les considérant avec mépris comme des pervers, leur goût des robes, du maquillage, des coiffures et des poses issues des magazines de mode.
En couleur ou noir et blanc, la photographie amateur – des centaines de tirages en attestent – joua alors un rôle important aux Etats-Unis dans l’affirmation des communautés queer, Susan Stryker analysant avec justesse cette construction par le médium d’une subculture d’hommes hétérosexuels travestis.
On peut penser aux multiples travestissements de Cindy Sherman, mais ici tout est plus vrai, plus fou, plus généreux, plus authentique.

Edith Eden, Audrey, Edith et Irene dans le jardin, Chevalier d’Éon, Hunter, 1960-1963. Tirage gélatino-argentique, 8,8 × 11,2 cm. Art Gallery of Ontario. 2014/785
Dans le premier numéro de Transvestia, est fait la réclame du cottage de Susanna rebaptisé comme il se doit, en référence à l’agent secret de Louis XV habillé tantôt en homme, tantôt en femme, chevalier d’Eon : « Est-ce que ça vous dirait d’avoir un endroit où vous pourriez amener vos petites culottes en dentelle, vos jolies combinaisons, vos talons hauts, votre meilleur parfum et vos plus belles robes, et les porter, non seulement tranquillement et sans crainte, mais en compagnie de gens bienveillants et comme vous ? »
Nous sommes cependant à l’époque de la Guerre froide, il faut être prudent, les personnes considérées comme déviantes sont très vite soupçonnées d’être des agents de l’étranger, alors que la psychiatrie punitive veille à leur redressement.
Dans ce climat étouffant, la maison de Susanna est un lieu d’accueil, d’écoute, de jeu, de liberté.
Rideaux, miroirs, bijoux.
Etoles, coiffes, robes moulantes.
Petit air coquin, sac à main, jambes croisées.
Rouge à lèvres, perruques, seins postiches.
Etre soi, être regardée, être belle.

Susanna devant la Casa Susanna, Hunter, 1964-1965. 22,5 × 14,5 cm. Collection Cindy Sherman
Les photographies de Casa Susanna sont très touchantes, qui expriment dans leur sincérité un besoin de reconnaissance et d’amour.
Plus fortes ensemble, les hommes travestis posent quelquefois en groupe, un réseau de complicité s’est formé dans les interstices du rêve américain.
On peut décrire les stéréotypes, dénoncer le culte de l’apparence et les normes bourgeoises aliénantes reproduites, mais l’on peut aussi considérer ces moments de travestissement et d’exhibition comme des actes de haute liberté.

Casa Susanna, L’histoire du premier réseau transgenre américain 1959-1968, préface de Susan Stryker, textes Isabelle Bonnet & Sophie Hackett, éditions Textuel, 2023, 480 pages
https://www.editionstextuel.com/livre/casa_susanna
Ouvrage publié en partenariat avec l’Art Gallery of Ontario et avec le soutien de la Terra Foundation for American Art (programme international du College Art Association of America) et de la Fondation Antoine de Galbert
Exposition aux Rencontres d’Arles 2023 – Espace Vang Gogh – commissariat Isabelle Bonnet et Sophie Hackett
https://www.rencontres-arles.com/fr/lieux/view/2/espace-van-gogh