Avoir vingt ans dans les sixties, par Bernard Plossu, photographe

©Bernard Plossu

Allez, à l’heure de la grande extinction des espèces et de la catastrophe climatique – relisons tout de même Emmanuel Le Roy Ladurie -, rêvons encore un peu.

Nous sommes un couple dansant le tango après être allé voir dans un cinéma du Quartier latin Divorce à l’italienne, de Pietro Germi.

Nous sommes La Tour Eiffel sous la pluie vue depuis un autobus – pas de réservation obligatoire sur Internet pour éviter de trop poireauter.

©Bernard Plossu

Nous sommes des travailleurs sur un échafaudage filmés par un épigone sauvage de Dziga Vertov.  

Nous sommes des jupes de fer, une caméra de traviole, une flèche dressée comme un rostre d’espadon nageant dans la grisaille.

Nous sommes des grands ensembles postsoviétiques.  

Nous sommes des petites voitures tamponneuses dans un plan-séquence de Jacques Tati.

©Bernard Plossu

Nous sommes la typographie ronde des plaques d’immatriculation d’alors.

Nous sommes des couleurs pop et les courbes de béton du sombre périphérique.

Nous sommes des clubs de strip-tease à Pigalle, sirènes rousses, lèvres bien rouges, poitrines nues, bas filés sous les néons.

Nous sommes des nymphes de pierre très douces regardant passer les cortèges des beaux révolutionnaires.

©Bernard Plossu

Nous sommes des mises en plis de passantes ressemblant à Mireille Darc ou Anna Karina – tiens, tu es là, maman, en voyage à Paris, je ne savais pas.

Nous sommes des imperméables rouges, des parapluies blancs, des chaussures à talons hauts et fins.

Nous sommes un vieil homme marchant avec une canne près du Parc Montsouris – un psychanalyste viennois émigré ?

Nous sommes, dans l’aube glacée, l’Arc de Triomphe en ligne de mire.

©Bernard Plossu

Nous sommes des jeunes enlacés dans un bal musette.

Nous sommes les visages de l’Afrique colonisée faisant des études à la Sorbonne.

Nous sommes la douceur de vivre.

Nous sommes une petite Brigitte Bardot vermeerienne posant aux Buttes Chaumont.

Et nous sommes des amis marchant dans la neige, très heureux d’être en vie.

Mais, au fait, si nous sommes, où sommes-nous vraiment ?

Dans les photogrammes de films 8 mm tournés par Bernard Plossu, dont l’œil cinétique ravit déjà par sa façon d’embrasser la totalité de ce qu’il voit, sans hiérarchie mais avec choix.  

©Bernard Plossu

Complétant la belle collection de ses opus chez Yellow Now – Train de Lumière, So Long, La frontera, Plossu Cinéma, …Des millions d’années… La réserve géologique de Haute-Provence, L’inverse est exactement vrai. A Digne, Le Pays des petites routes. En Ardèche, The Raw Edge. Vière et les Moyennes Montagnes, 8 / Super 8, La Rencontre, La Belgique, l’air de rien, Les Mots de l’image, 2 CV. Un air de liberté, Periferia. Echos du néo-réalisme, Revoir Magritte, A boire et à manger, Lire/EcrireParis Sixties nous rappelle que le regard peut lui aussi être émancipé.

Dans une très belle préface, Olivier Renault écrit notamment : « A quoi pensent-ils, les hommes seuls virevoltant un instant aux bras d’une inconnue : à leur famille restée au pays, à l’argent qu’ils doivent envoyer au bled, à leur solitude dans la métropole ? Pour l’heure ils dansent, tout le monde essaie de s’amuser, d’oublier l’espace d’une fête les soucis quotidiens sur fond de fin de guerre d’Algérie. »

Oui, il y a les visages inévitablement soucieux, mais aussi, précise le passionné de jazz et de blues, l’air libre où s’ébattent de drôles d’oiseaux.    

Bernard Plossu, Paris Sixties, texte Olivier Renault, collection « Côté photo », éditions Yellow Now, 96 pages

https://www.yellownow.be/post/paris-sixties

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