Comment enterre-t-on un chef indien ? par Jim Harrison, écrivain

Jim Harrison métamorphosé en coyote

« Si vous désirez qu’une fille vous remarque, mieux vaut commencer par lui rendre la vie un peu difficile. »

Georges Bataille, très bien, admirable, essentiel, évidemment.

Mais Henry Miller, Jack Kerouac, Charles Bukowski, Jim Harrison, le goût de la géographie, de la liberté sans culpabilité, du débordement des pulsions sexuelles dans la joie de l’indécence et de l’ivrognerie, ce n’est pas mal non plus.  

Personnage récurrent de Jim Harrison, Chien Brun a trouvé, à l’occasion d’une de ses plongées délictueuses, un chef indien mort dans le Lac Supérieur, cette rencontre avec le cadavre encore intact d’un grand sachem aux cheveux longs, qu’il va chercher à vendre à un amateur voulant le congeler, entraînant un certain nombre d’aventures savoureuses.

Aidé par Shelley Newkirk, sa petite amie, tutrice légale garante de sa liberté semi-surveillée, cherchant par ailleurs à sonder son âme, celui-ci a entrepris de raconter à la première personne cette découverte exceptionnelle, tout comme l’histoire de sa vie.

Elle a 24 ans, il en a 42, et travaillait jusqu’alors pour le compte de son patron Bob comme pilleur d’épaves dans une entreprise se nommant ironiquement « Société de sauvetage de Grand Marais ».

Shelley, qui est étudiante en anthropologie, rêve de mettre à jour un site indien encore inconnu et d’inscrire son nom dans l’histoire de sa discipline.

Chien Brun, que tous prennent pour un Indien, mais qui ne l’est pas, possède des informations qui font saliver immédiatement la belle chercheuse à la poitrine splendide et à la voix bandante (sic) : il connaît en effet l’emplacement d’un ancien tumulus funéraire chippewa secret datant de l’époque de Christophe Colomb.   

« Chien Brun ou C.B., explique-t-il, est mon surnom depuis la classe de seconde, quand j’avais le béguin pour une jeune Chippewa qui habitait un peu plus loin dans la rue. Je jouais au base-ball avec ses frères, mais elle ne s’intéressait apparemment pas à moi. Leur mère m’appelait Chien Brun parce que je traînais toute la sainte journée devant chez eux [on remarquera la qualité de la traduction de Brice Matthieussent]. Un jour qu’elle donnait des ordures à manger à leurs cochons, cette fille, qui s’appelait Rose, jeta sur moi un plein seau de détritus. Bien qu’âgé de quatorze ans, je fondis aussitôt en larmes. L’amour provoque parfois ce genre de réaction. Ses frères m’aidèrent à me nettoyer en m’expliquant qu’à leur avis je ne plaisais pas à leur sœur. »

Situations dingues sur fond d’immoralisme, humour omniprésent, cavalcade des actions, sens de la formule percutante, voilà Chien Brun d’un des plus grands écrivains américains du XXe siècle.

Description du comportement érotique de sa petite amie ambitieuse au tempérament de maïeuticienne sauvage : « Pour une fille aussi classe, Shelley s’exprime crûment. Je n’ai jamais vu ça chez une femme avant de connaître Shelley, et son langage m’a vite décontenancé. Après que je l’ai rencontrée dans ce bar il y deux ans, nous étions convenus de nous revoir le lendemain. Je l’ai emmenée sur le site des tertres funéraires afin de l’impressionner et de la sauter, mais c’est elle qui m’a stupéfié. En un sens, je ressemblais à Adam au jardin d’Eden. Nous avons commencé de nous peloter dans la clairière, au milieu des bois, quand elle s’est écriée : ‘Qu’attends-tu pour planter ton poireau, espèce de couillon ?’ »

A propos de l’initiation sexuelle du narrateur par une serveuse de bar se faisant payer grassement ses talents : « En réalité, elle était le numéro trois. La première, une certaine Florence, avait la maigreur d’une carcasse de poulet et nous avions fait ça debout contre un pin au milieu d’un nuage de moustiques. La deuxième, Lily, était monstrueusement grosse et ivre ; je ne peux même pas garantir que j’aie mis dans le mille, bien que je considère comme justifié de l’inclure dans ma liste. »

Sollicité par Shelley, Chien Brun se débonde et se souvient : de son chien voleur de gallinacées abattu par l’adjoint du shérif – dont il se vengera en mettant le feu à son poulailler ; de sa brève carrière de jeune boxeur ; de ses diverses activités illégales ; de son excitation envers Tarah, cousine de Shelley, adepte de la méditation et de l’amour en plein air.

« Tout ce mysticisme, je l’avoue, me laissa bouche bée, du moins sur le moment. Il nous fallut rester assis là, dans le silence absolu, pendant une demi-heure, exactement comme à la chasse au chevreuil quand personne ne pipe mot durant une éternité. Tout cela me plaisait bien, car depuis mon enfance je rêvais de me métamorphoser en ours, en faucon aux serres acérées, voire en putois. »

Plus loin : « Je sens que tu réagis à ma féminité, dit-elle en ondulant des hanches pour retrouver sa souplesse. Ce n’est pas à moi, Tarah, que tu réagis, mais à la femelle marsouin qui est mon second mode d’être depuis environ un mois. Les marsouins sont des animaux profondément sexuels. »

Les scènes se succèdent à toute vitesse. Stupeur, hilarité, franchise désarmante.

« Le blondinet [un autre étudiant en anthropologie] m’avait d’ailleurs donné un livre de poèmes écrit par un Arabe de mes deux, nommé Gibran, auquel je n’ai rien pigé, si bien que je l’ai offert à une jeune touriste, que cette lecture a excitée comme une ânesse en rut. »

Jim Harrison est un conteur né, dont le verbe et le sens des situations loufoques sont épatants.

Parfois, tout s’arrête pour quelque vérité à retenir : « Quiconque a un peu de plomb dans la cervelle devrait se promener dans les bois glacés éclairés par la pleine lune. C’est en de telles occasions que j’ai appris presque tous les secrets de la vie que je connais. »

Mais, au fait, pourquoi les coyotes sont-ils considérés comme sacrés par les Indiens de l’Ouest ?

« Chaque fois qu’un homme baisait, pensaient-ils, il perdait ensuite tout son sang parce que les femmes avaient des dents acérées dans leur chatte. Alors un coyote arriva et arracha les dents du vagin des femmes, si bien que les hommes purent baiser sans mourir, et fonder ainsi la race humaine. Voilà pourquoi l’on considère le coyote comme sacré. »

Ne pourrait-on pas attribuer le prix Nobel de littérature à titre posthume ?

Jim Harrison, Chien Brun, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent, Folio, 2023, 128 pages

https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Albums-Beaux-Livres/Jim-Harrison.-Seule-la-terre-est-eternelle

Cette longue nouvelle est également parue récemment dans le volume Chien Brun – L’Intégrale, Flammarion, 2022, 584 pages

https://editions.flammarion.com/index.php/Auteurs/harrison-jim

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