Sibérie, au bord du gouffre, par Françoise Huguier, photographe

©Françoise Huguier

« Dans les mines et dans les usines, j’ai eu le sentiment de revivre le Metropolis de Fritz Lang, qui a inspiré ma démarche artistique. » (Françoise Huguier)

Sous-titré « Une catastrophe annoncée », 1992, de Françoise Huguier, est un ouvrage puissant sur la réalité d’un territoire aussi beau et intense que pollué.

Complément, trente ans plus tard, de l’ouvrage En route pour Behring (Editions Maeght, 1993), narrant le voyage de six mois de la photographe en 1991-1992, au plus près des peuples rencontrés, entre Moscou et le fameux détroit, ce livre est bien davantage une vision d’un espace souillé par les activités humaines non contrôlées et la folie extractiviste.

©Françoise Huguier

1992 regarde en effet directement ce que En route pour Behring méconnaissait, la pollution et le réchauffement climatique – fonte des glaces – déjà très présents alors.

Le livre commence par un tronc d’arbre sur une grève de cailloux, présence végétale incongrue lorsque l’on arrive là de plusieurs semaines passées dans la toundra – qui signifie, dans la langue des Samis, terre sans arbre.

« Ce livre, précise la photographe, a valeur pour moi de témoignage, maintenant que je réalise les enjeux, au-delà de l’esthétisme des rivières vertes et des habitations déglinguées. Mes images comme une illustration du désastre écologique et humain déjà en cours et qui ne fait qu’empirer. J’en étais inconsciente à l’époque, aveuglée par mon obsession d’aller jusqu’au détroit de Behring. (…) Avec la fonte du permafrost, la subsistance des villes, des villages et des habitants est en péril. »

©Françoise Huguier

1992, dont les couleurs sont celles de l’ex-Union Soviétique, se poursuit par un crash, squelette d’avion abandonné sur l’herbe froide, métaphore d’une déréliction générale.

Lénine pourrait aboyer, les rues sont vides, tout est de travers, torve, disjoint.

Que faire d’un complexe sidérurgique en fin de course ? Rien, le laisser pourrir, et contaminer les sols.

Les portraits sont superbes, Françoise Huguier sachant saisir avec force une lumière sur le dos d’un travailleur, des enfants, droits dans leurs bottes en caoutchouc, gardiens d’un monde en feu.

©Françoise Huguier

On vit modestement ici, mais l’on est chez soi, avec les rennes, et l’air de plus en plus vicié.

Cimetière de bidons rouillés, déchets en tous sens, activités maudites des ouvriers contraints au rendement par le matérialisme historique, avant que d’être eux-mêmes transformés en matériaux usinables.

Ça pue la mort, les oiseaux crèvent, le sang n’est pas sanctifié, mais, comme tout l’environnement, sacrifié.

Les photographies s’imposent, parfois sidérantes, Françoise Huguier documentant un état de guerre envers l’environnement, et les humains.

©Françoise Huguier

On creuse, on râcle, on fond, on tombe, on se redresse, on sourit, on désespère.

Installation terrible d’une poupée à violer, petit chandail mauve remonté au-dessus du ventre cireux, près d’une prise électrique rouge sur fond de papier peint usé, alors que, page connexe, un couteau a ouvert la cage thoracique de quelque bête massacrée.

L’enchantement de la découverte des petits peuples du Nord s’est mué en constat de la saloperie humaine, quand une hache semble prête à fracasser la tête du premier venu.

Un morse a la tête à l’envers, boyaux répartis sur les galets comme dans une opération de land-art atroce.

©Françoise Huguier

Yann Arthus-Bertrand, collègue à L’Académie des beaux-arts, écrit avec justesse en avant-propos : « Tout est à vif : le sang, la crasse, les portraits saisissants d’un monde qui tangue. Rien n’y est jamais vertical ni horizontal. Tout paraît pétrifié dans la boue et la rouille : pneus abandonnés, bâtiments en ruine, carcasses sanguinolentes, terre éventrée par de profondes ornières, voilà la vie vraie. »

Mais 1992 est aussi un état intérieur, qui dit la difficulté, la solitude, et même l’esseulement.

L’art sauve, Françoise Huguier est une rescapée, et 1992, dont la mise en page, précise au magazine Polka son éditeur Yegan Mazandarani, s’inspire des codes constructivistes et des journaux soviétiques des années 1930, un grand livre nécessaire pour affronter en l’exposant le mal, même s’il est probablement trop tard pour ne pas périr de nos inconséquences.

Françoise Huguier, 1992, avant-propos (français/anglais) Yann Arthus-Bertrand, éditeur Yegan Mazandarani, direction artistique Françoise Huguier, maquette Thomas Paris, Maxime Josselin, éditrice junior Romane Gayan, mise en page Marie-Léa Perreira, Editions Odyssée, 2023, 190 pages – 2000 exemplaires

https://www.editionsodyssee.com/1992

©Françoise Huguier

Françoise Huguier est membre de l’Agence VU’

Il est possible de découvrir également quelques images du travail sur les classes moyennes de trois capitales d’Asie du Sud-Est (Singapour, Kuala Lumpur, Bangkok) de Françoise Huguier dans le volume collectif Regards. 15 ans du prix de la photographie Marc Ladreit de Lacharrière – Académie des Beaux-Arts.

Autres lauréats depuis 2007 : Malik Nejmi (les enfants handicapés en Afrique), Jean-François Spricigo (les animaux ou la non-dualité), Thibault Cuisset (campagnes du centre de la France), Marion Poussier (la famille), Katharine Cooper (en Afrique du Sud sur les traces de son enfance), Catherine Henriette (contes d’hiver chinois), Eric Pillot (la contamination de l’artifice des zoos sur le sauvage), Klavdij Sluban (sur les pas de Bashô), Bruno Fert (la migration et l’habitat), Claudine Doury (les peuples natifs de l’Amour et le passage du temps), FLORE (une Indochine imaginaire), Pascal Maître (sur la condition tragique des Peuls du Sahel), Olivier Jobard (des Afghans en exil et le sentiment de perte).

Regards. 15 ans du prix de la photographie Marc Ladreit de Lacharrière – Académie des Beaux-Arts, textes de Yann Arthus-Bertrand et de Sebastiao Salgado, Annie Leibovitz et Daniel Rondeau, Hazan, 2023, 208 pages

https://www.leslibraires.fr/livre/22774733-regards-15-ans-du-prix-de-la-photographie-marc–daniel-rondeau-sebastiao-salgado-annie-leibov–hazan?Affiliate=intervalle

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