Photographie brute, un ratage réussi, par Michel Thévoz, essayiste, et Montesquieu, philosophe

Miroslav Tichy

« L’analphabète de demain ne sera pas celui qui ignore l’écriture, mais celui qui ignore la photographie. » (Laszlo Moholy-Nagy cité par Walter Benjamin)

Il y a mille et une façons de rater une photographie, ou de la réussir, autrement.

Michel Thévoz, conservateur de la Collection de l’Art Brut à Lausanne depuis sa fondation, appelle « photographes bruts » ces artistes qui par leur pratique déviante ou simplement follement singulière mettent en évidence la force parfois très inhibante des stéréotypes culturels à adopter.

Sous-titré « Chimères et perversions », son ouvrage La photo brute est donc un essai en faveur de la liberté de création interrogeant les aveuglements de nos bons goûts.

Publié dans la collection « Studiolo » de L’Atelier contemporain, ce texte inédit comprenant plusieurs dizaines de reproductions est un coin planté dans les normes figuratives héritières de l’académisme du XIXe siècle et de la Renaissance (principe de la projection planimétrique).   

Michel Théroz s’intéresse en effet, non à une photographie reproduisant conventionnellement les apparences, mais réfléchissant aux apparences.

Les chiens reconnaissent-ils leur maître sur des photographies ?

Notre œil est ouverture ou/et tombeau, cécité ou/et vision.

« Quoi qu’il en soit, écrit-il avec verve, l’inculture présumée des Mélanésiens et l’inculture naturelle des animaux ne font que nous renvoyer à notre propre superstition d’enculturés, qui nous amène à croire à la photo d’identité comme à une attestation d’Etre. Somme toute, les photographes de reportage, sous couleur d’enregistrer la réalité, projettent de l’ontologie aristotélicienne comme monsieur Jourdain fait de la prose… »

Il est bon de considérer que « la plus dématérialisée des icônes » est d’abord un artefact renvoyant à elle-même, plutôt qu’à un processus analogique faisant trace.

« C’est sans doute pour suturer cette schize métaphysique que Michel Nedjar intervient par la couture au fil rouge, sachant bien que ses « coudrages » ne font que dramatiser la dichotomie spécifiquement humaine de l’imaginaire et du réel. »

Bascoulard ou Lee Goodie ? « ils se servent du cliché pour attester leur changement d’identité » – le processus est infini, forcément à reprendre, recommencer, réaffirmer.

Les dix-sept mille photographies de Thomas Machcinsky ? « Il passe sa vie à se travestir comme s’il voulait ainsi pallier son oblitération sociale ».

Serge Tisseron est ici cité : « La photographie, avant d’être une image, est une forme de participation empathique au monde. » 

Jean-Marie Bassou, vivant en ermite dans une forêt du Lot – de 1973 à sa mort en 2020 ? « Massou peuple sa solitude de silhouettes grandeur nature de Brigitte Bardot, Mireille Mathieu ou Claire Chazal. »

Le troglodyte Guy Brunet ? « A quitté la réalité livide pour un monde en technicolor ».

Michel Thévoz classe aussi dans le domaine de la photographie brute les clichés des adeptes de l’occultisme, et les représentations érotiques/pornographiques ordinaires.

Ainsi Eugene von Bruenchenhein se livrant « au processus primaire de la pulsion scopique » en photographiant amoureusement sa compagne transformée en pin-up le temps d’une pose.

« Pervertir, analyse l’auteur de Requiem pour la folie (1995), ce pourrait être : remonter le temps, passer le film à l’envers et réactiver des moments décisifs, à mi-chemin de l’enfance. Dès lors, il serait oiseux de disputer du taux de perversions dans le corpus envisagé : la photo brute est constitutivement perverse pour ce qu’elle nous fait régresser au stade infantile de la photographie – on peut en dire autant de l’Art brut en général. »

Miroslav Tichy

Les normopathes du goût parlent de kitch pour invalider les productions des plus libres, n’arrivant pas à évaluer leur propre dépendance aux canons du moment et à l’ordre transcendantal « onto-photo-logique ».

« Il faudrait considérer qu’avec l’Art Brut, on passe au stade de la résistance ou de la contre-violence symbolique – fût-elle inconsciente. »

Pour un nouveau paradigme, allons donc voir du côté d’Aloïse (son utilisation des photos de magazines dans ses œuvres graphiques), d’Adolf Wölfli et de Louis Soutter, ces artistes historiques conservés à Lausanne.

Il est permis d’inventer, de poétiser, d’intervenir sur l’image, de la colorier, de l’hybrider, de dessiner sur sa surface, de la détourner, de la salir, de la manipuler, d’en faire sourdre le potentiel comique.

La photographie peut être photomachinée, selon le néologisme créé par Antoine Gentil et Lucas Reitalov.

Contre l’obsession du sens unique, entrer dans l’ambivalence, l’ambiguïté, la pluralité.

Contrebande, contre-allée, clandestinité.

Bricolage, pensée sauvage, construction de reliquaires.

Fétiches, voyeurisme, appropriation.

Cécité, ratages, réaction scandalisée des enculturés.

« Ainsi, poursuit Michel Thévoz, les bruitistes se servent de leur appareil à contre-emploi, dans un sens ou dans l’autre, en irréalisant leur quotidien ou en hyperréalisant leurs chimères. »

Chacun s’interrogera s’il faut inclure telle ou telle photographie dans la catégorie de l’art brut, mais force est de constater la formidable inventivité des anonymes, des non-professionnels, des amateurs inspirés.

Et l’essayiste de se rappeler un graffiti réalisé en Mai 68 : « L’art vivra quand le dernier artiste sera mort. »

Michel Thévoz, La photo brute, Chimères et perversions, préface d’Antoine Gentil, éditions L’Atelier contemporain, 2023, 174 pages

https://www.editionslateliercontemporain.net/collections/studiolo/article/la-photo-brute

Les éditions Manucius ont eu en 2019 l’excellente idée de republier Essai sur le Goût, de Montesquieu, et l’article Goût de Voltaire tiré de L’Encyclopédie.

En exergue de sa préface, Clara de Courson cite une pensée de Montesquieu, parfaite pour compléter le propos qui précède : « Je n’ai presque jamais eu de chagrin, et encore moins d’ennui. Ma machine est si heureusement construite, que je suis frappé par tous les objets assez vivement pour qu’ils puissent me donner du plaisir, pas assez pour me donner de la peine. »

Le goût est-il l’un des marqueurs de la socialité (lire L’Homme de cour, de Balthazar Gracian, 1647) ? Cette question taraudait déjà les auteurs du Grand Siècle.

Nos familles seront électives et indociles, répondraient peut-être les arts brutistes de toujours.

« En donnant le pas à la subjectivité de l’expérience esthétique, analyse Clara de Courson, Montesquieu [qui meurt aveugle en 1755]  – avec son siècle – invite à envisager le goût comme le rapport dynamique qui s’institue entre une subjectivité et un objet. »

Montesquieu écrit : « Une des choses qui nous plaît le plus, c’est le naïf, mais c’est aussi le style le plus difficile à attraper ; la raison en est qu’il est précisément entre le noble et le bas ; et il est si près du bas, qu’il est très difficile de le côtoyer sans toujours y tomber. »

Accorder l’esthétique à l’âme.

Cette remarque ne déplairait peut-être pas à Michel Thévoz : « Il semblerait que les matières naturelles devraient être les plus aisées ; ce sont celles qui le sont le moins, car l’éducation qui nous gêne, nous fait toujours perdre du naturel : or nous sommes charmés de le voir revenir. Rien ne nous plaît tant dans une parure, que lorsqu’elle est dans cette négligence, ou même dans le désordre qui nous cachent tous les soins que la propreté n’a pas exigés, et que la seule vanité aurait fait prendre ; et que l’on n’a jamais de grâces dans l’esprit que lorsque ce que l’on dit paraît trouvé, et non pas recherché. »

Voilà, les arts brutistes ne cherchent pas, ils trouvent.

En 1757, Voltaire s’adresse aux actuels zélateurs d’un art mû par la fuite en avant (idées, machins snobs, trucs nouveaux) : « Le goût peut se gâter chez une nation ; ce malheur arrive d’ordinaire après des siècles de perfection. Les artistes craignant d’être des imitateurs , cherchent des routes écartées ; ils s’éloignent de la belle nature que leurs prédécesseurs ont saisie : il y a du mérite dans leurs efforts ; ce mérite couvre leurs défauts, le public, amoureux des nouveautés, court après eux ; il s’en dégoûte bientôt, et il en paraît d’autres qui font de nouveaux efforts pour plaire ; ils s’éloignent de la nature encore plus que les premiers : le goût se perd, on est entouré de nouveautés qui sont rapidement effacées les unes par les autres ; le public ne sait plus où il en est, et il regrette en vain le siècle du bon goût qui ne peut plus revenir ; c’est un dépôt que quelques bons esprits conservent alors loin de la  foule. »

Montesquieu, Essai sur le Goût & Voltaire, Le Goût, préface de Clara de Courson, éditions Manucius, 106 pages

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