
Michael Kohlhass, Arnaud des Pallières, 2013
« Ceci n’est pas le récit d’un engloutissement. C’est une errance. Une longue quête inutile. Ceci est l’histoire d’une ombre. »
Proche de Muriel Pic pour la pensée du montage, la passion pour l’Allemagne, la conscience des enjeux de la langue, et l’analyse transversale – rien de pontifiant – des problématiques les plus contemporaines/politiques, la poétesse, romancière, traductrice et chercheuse Lucie Taïeb est une autrice passionnante.
Enquêtant en ex-Allemagne de l’Est sur la destruction de villages au profit des industriels de la mine, l’auteur de Les Echappées (L’Ogre, 2019) découvre des fantômes.
Celui d’une mère partie bien trop tôt, de militants clandestins, de résistants ordinaires refusant qu’on les transforme totalement en spectres, d’une sécheresse interminable.
Qu’y a-t-il dans une terre retournée, puisqu’il semblerait que l’indépendance énergétique du pays nécessite de déranger la tranquillité des royaumes souterrains et de leurs habitants ?
Qu’y a-t-il dans une livre ?
Qu’y a-t-il dans une vie ?
Lucie Taiëb rencontre des témoins, observe des paysages dévastés, s’interroge sur l’attachement quoi qu’il en coûte à un lieu.
Il y a les derniers des Mohicans de l’anthropocène, et, quelquefois, des écrivains qui leur parlent, meurtris, troués, percés par leurs propres flèches intimes.
La mer intérieure pourrait être un journal de bord, mais c’est d’abord une autobiographie indirecte.
Quelquefois, la prose se fait poésie, ou versets libres, les variations de style épousant les flux de conscience de l’écrivaine.
On masquera bientôt le forfait de la terre et des habitats saccagés par la promotion d’un lac artificiel sur le lieu même d’exercice de la violence extractiviste rendant les sols durablement infertiles.
Maintenant, la mine a fermé, il faut penser à reconvertir le site.
Des enfants jouent dans un cratère, la mémoire se perd, persiste, insiste, déchire les cœurs.
Nous sommes sur les rives d’un lac pour l’instant encore à l’état de projet de l’est de Cottbus (Der Cottbusser Otsee), dans la région de la Lusace, située dans le Brandebourg.
On remplacera l’amertume et la colère par des sports nautiques, ce sera eine Spitzenregion (une région top).
« Que ferez-vous de votre colère, lorsque vous aurez perdu votre maison, votre jardin, vos étangs, vos vergers ? Comment ravalerez-vus le dépit, le sentiment d’avoir été joués, la conscience de ne compter pour rien dans les logiques comptables ? Comment accepterez-vous d’être quantité négligeable, qu’on déplace, ici ou là, qu’on dédommage de quelques pièces, qui n’a pas son mot à dire ? Comment vivez-vous après le mépris, avec le mépris ? Suffit-il de répondrez « nous n’oublierons pas » ? Et si cela ne suffit pas : quoi faire ? »
La voyageuse en quête d’un paysage effacé (sous-titre du livre) écrit encore : « Lacoma. Morne lac. / Je ne sais pas ce qu’est un lac (mais ce n’est pas cela). / Je ne sais pas ce qu’est un sol (mais ce n’est pas cela). / Je ne sais pas ce que je vois : il faut écrire. »
Ecrire pour comprendre, pour établir quelques points de vérité, pour lutter contre la déréalisation en prenant appui sur la géographie, la parole des personnes interrogées, les archives, et parce que l’irrémédiable existe, cette béance sur laquelle s’adosse la littérature.
La perte d’une mère, décédée d’un cancer ; la perte de nos maisons, de nos traditions, de nos mots, de nos enfants.
« Les villages ont été rasés. / L’eau a été pompée. / Les nappes phréatiques ont été asséchées. / Les étangs ont été détruits. / Les habitants ont été déplacés. / Les occupants ont été délogés. / La mine a été exploitée. / Aujourd’hui : petit bateau en bois au bord d’un lac de sable. »
Pour moins que cela, le marchand de chevaux Michael Kohlhaas, le héros du livre éponyme de Heinrich von Kleist, dont Lucie Taïeb rappelle la conscience de foudre, mena la guerre contre son prince, celui-ci ayant maltraité ses bêtes.
« Du fond de sa douleur de voir le monde dans un si monstrueux désordre, observe l’écrivain romantique, surgissait la satisfaction secrète de sentir l’ordre désormais régner dans son cœur. »
Jusqu’où ira la violence des décideurs économiques ?
Jusqu’om ira notre angoisse de voir le monde disparaître sous nos yeux ?
Où sont les nobles âmes parmi ceux qui infléchissent le cours de notre existence ?
La mer intérieure est aussi à sa façon une histoire des deux Allemagne, puis de la réunification sur fond de matérialisme cupide.
Un paysage s’est absenté, qu’un livre essaie d’imaginer, happé par le secret de son écriture cherchant peut-être une impossible scène, ou d’impossibles retrouvailles.
Existe-t-on dans le combat ou l’acceptation ?
Existe-t-on après la mort de ceux que nous avons aimés ?
Quels sont les contours véritables de notre identité réelle ?
Un arbre peut nous sauver, une lueur orange, un livre, un récit.
Avant que de tout recommencer, puisque tout aura de nouveau fui.

Lucie Taiëb, La mer intérieure, collection Terra Incognita dirigée par Frédérique Aït-Touati & Arnaud Esquerre, Flammarion, 2024, 168 pages
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