Appeler le feu, par Linda Tuloup, photographe

J’ai le livre de Linda Tuloup, Brûlure, près de moi depuis plusieurs jours, mais il m’a fallu attendre le moment favorable pour l’ouvrir.

Certaines œuvres imposent leur tempo, afin que leur incendie corresponde à l’instant de notre désir de renouvellement. 

De la blessure, de l’entaille, de l’exil intime naît l’écriture, ou le besoin d’art, qu’incarne avec une grâce ardente Linda Tuloup en ses Polaroïds brûlés.

©Linda Tuloup

En 2020, alors que nous devions nous confiner et que la planète semblait soudain retrouver un calme propice à sa paradoxale jubilation, l’artiste, entrée dans une vie érémitique, décida de se consumer pour se réinventer.

Répondant au feu glacé des injonctions étatiques par l’allumette, une femme se regarda, se photographia, se métamorphosa.

Accueillie par les flammes dans la vita nova, Linda Tuloup devint, sans perdre tout à fait la beauté de ses traits, une créature baroque.

©Linda Tuloup

Comme dans le tableau de Titien Amor sacro e Amor profano (Galerie Borghèse, 1514), la nudité était le gage d’une vénusté qu’il convenait de mettre à l’épreuve, le corps restant in fine intact malgré la corruption des temps.

On appelle au Moyen Age cette épreuve par le feu une ordalie.

Si le cœur est pur, l’être sera sauvé ; mais s’il est tonneau de mesquinerie, il éclatera sous la chaleur.

©Linda Tuloup

C’est la nuit, un espace de conte, des arbres dont il faut écarter les branchages pour se rendre là où s’accomplira notre destin, un territoire rempli de banians et de fougères immenses.

Il y a des éclats de lumière çà et là, des crépitements, des bouillons de bulles mauves à la surface d’un marigot, des présences végétales.

Linda Tuloup s’avance, perd ses vêtements, acceptant la loi âpre et belle des éléments qui la dépouillent de tous les apprêts sociaux.

©Linda Tuloup

Que reste-t-il quand nous croyons avoir tout perdu ?

Le mystère d’une vêture plus vraie que les oripeaux du jour.

Que reste-t-il quand nous allons jusqu’à l’abandon de tous les liens ?

La découverte de notre véritable identité, une dimension d’amour plus vaste que les attachements premiers, une vibration de volupté qui peut se confondre avec l’histoire de l’art.

©Linda Tuloup

Si des fragments de tableaux de Giovanni Battista Spinelli, de José Mosnier, de Gustave Courbet, d’Eugène Delacroix, de Lev Lerch, de Félix Jobbé-Duval, de Théodore Chassériau et d’Antoine Blocklandt van Montfoort ponctuent le livre, c’est qu’une même intensité de vie les relie aux images d’une artiste cherchant dans la peinture un même accès à l’existence poétique.

Conçu pour le design par Ruedi Baur, l’ouvrage Brûlure est un écrin précieux pour des transformations secrètes : marquage à chaud du titre écrit en rouge, tranches bordeaux, couverture cartonnée protégeant une reliure à la bodonienne, format d’une grande main ouverte.

Voici maintenant la femme roseau brûlée par le regard de l’écrivain Colin Lemoine imaginant un monologue intérieur de forme dialogique peuplé de mots-gemmes et de phrases-colliers : « Tu dis regarde en me montrant l’appareil de la Polaroid Corporation, couleur églantine comme ta bague. / Je dis oui. » ; « Tu dis regarde je peux appuyer là, ou là, et là, et ça suffit. / Je dis je comprends. » ; « Je dis c’est dingue. / Tu dis celle-là je ne l’aime pas, elle ne contient pas de secret. / Je me dis ah bon car je la trouve belle. » ; « Tu dis tu es prêt. / Je dis je crois. »

©Linda Tuloup

Il dit je crois, oups, oh.

Il dit le désir, l’amour, la beauté, comment départager les flammes ?

Tu n’oublies pas de t’égarer dans les bras consolateurs de l’écriture au contact des surfaces photosensibles, car tu n’oublies pas que tu vas mourir.      

Brûlure est un livre composé de vanités, d’ailes d’anges craquelées à la couleur fuchsia évoquant l’ailleurs.

A trop vouloir la lécher, la peau du feu explose la peau de chair, il faut trouver le juste équilibre, passer entre les bûchers, et s’allonger sur l’herbe fraîche, Ophélie de mousse, pour apaiser la douleur.

©Linda Tuloup

Les gouttes d’or suintant du corps de l’éprouvée sont des fraîcheurs provenant d’une nuit plus antérieure que le sommeil, plus folle, plus sauvage.

On roule soudain sur une piste africaine, la terre est rouge, on rêverait de ne pas être seule pour affronter la perte.  

Un homme se dirige vers nous dans l’invisible, c’est Luc, c’est le père, c’est la lumière.

Nous prononçons une phrase, mais c’est lui qui dicte notre bouche : « Je suis le feu, et que veux-tu que je fasse sinon brûler ? » 

Linda Tuloup, Brûlure, texte (français/anglais) Colin Lemoine, conception et design Ruedi Baur, Odyssée Khorsandian, André Frère Editions, 2024

https://www.andrefrereditions.com/livres/photographie/brulure/

https://lindatuloup.fr/fr/accueil

Linda Tuloup est représentée par la galerie Olivier Waltman (Paris)

Brûlure – exposition Galerie Olivier Waltman, 74 rue Mazarine 75006 Paris – Festival PhotoSaintGermain – du 30 octobre au 23 novembre 2024

Vernissage et signature le 30 octobre 17h-20h

https://galeriewaltman.com/

Paris Photo – André Frère Éditions – signature le jeudi 7 novembre 17h

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