
©Bruno Cordonnier
On est irrémédiablement seul, les nuits sont des lanceurs de couteaux, on voudrait se déchirer la poitrine.
Tombées de mélancolie, chutes dont on peine à se relever, vers de Virgile :
« Ibant obscur isola sub nocte per umbram / Perque domos illis vacuas et inania regna / Quale, per incertam lunam, sub luce maligna / Est iter in silvis… »

©Bruno Cordonnier
Paul Chenu donne cette traduction : « Ils allaient, sombres, sous la nuit solitaire, à travers l’ombre / Et les demeures vides et le royaume inconsistant de Pluton, / Tel le chemin qu’on suit dans les bois, par une lune incertaine, / Sous une lumière blafarde… »
Oui, il nous faut chaque jour traverser le domaine d’Erèbe.
Oui, il nous faut faire l’épreuve de l’âpre solitude.
Oui, il nous faut avancer à l’aveugle.

©Bruno Cordonnier
Alors, pourquoi ne pas retourner le maléfice en joie, en exultation, en extase, et danser, danser, danser ?
Conçu de manière immersive, Danser Paris, bel ouvrage à la tranche bleu métallisé de Bruno Cordonnier, nous rappelle par ses photographies noir & blanc imprimées pleines pages qu’il est possible de ne pas désespérer seul, et de célébrer la puissance de la vie au cœur des ténèbres.
Nous sommes entre 1986 et 1994 dans les night-clubs et boîtes de nuit parisiennes, notamment aux Bains Douches et au Palace, où l’extravagance et la fête font loi.
On arrive bien sapé, on sortira peut-être quelque peu dévêtu.
Beautés parfois sophistiquées, cigarettes, bijoux.

©Bruno Cordonnier
La nuit et les sunlights frappant les corps de leur électricité communicative estompent les différences, célébrités et anonymes se mélangent, être sexy n’est pas une affaire de classe sociale, mais de style, de posture, d’incarnation, de liberté.
Ça commence léger, Perrier, puis très vite les alcools forts, le Ricard, la farandole des substances.
Eclatante jeunesse, flashes de désirs, lumières stroboscopiques.
Sueur jetée, gestes débondés, seins dévoilés.

©Bruno Cordonnier
Savoir s’amuser est un art, on n’apprend pas cela à l’école.
La tension sexuelle monte, il faut aller au-delà de l’épuisement, dans cette zone où palpite uniquement le besoin de jouissance, quel que soit l’officiant.e qui nous comblera.
On se cherche, on s’embrasse, on se dévore.
Fluidité de genre, des garçons se mangent la bouche, il y a au centre de la piste une mante religieuse.
Rois, reines, petite Marilyn en bas résille et cul rebondi.
Obscénité, intensité, corps déchaînés.
Ivresse, cris, orgies d’empereurs et d’impératrices romains décadents.
On se roule par terre, on se cambre, on fait l’amour avec les yeux.
Danser Paris rit, baise la nuit à la folie, se couvre de mousse.

©Bruno Cordonnier
Mais le sida rôde, la mort frappe, la liberté sexuelle a un prix exorbitant en ces années où l’épidémie fait rage.
Danser Paris est un hommage aux noceurs, aux fêtards, aux indomptés, quand l’amour est devenu une menace.
Dans un texte sensible, vif, intelligent, Ariel Kenig imagine à la première personne la vie de Bruno Cordonnier, son parcours biographique, sa montée à Paris, sa découverte des clubs, ses techniques de prises de vue, et le décès de son ami Christophe lui ayant ouvert les portes de la nuit.

©Bruno Cordonnier
« Je vois bien la différence entre les photographies people et moi. On partage la même nuit mais il n’y a pas de concurrence. Ils shootent en couleur alors que je fais du noir et blanc. Ils déposent leurs films dans la boîte aux lettres du labo en sortant des soirées alors que j’accumule les rouleaux avant de les développer. Ils font leur editing au réveil alors que je m’y mets qu’une à deux fois par an. Je prends mon temps. Je me revendique d’une filiation à la Lee Friedlander. »
Lee Friedlander ? Mais, oui, c’est parfait.
Allez, on danse ?

Bruno Cordonnier, Danser Paris, texte (français/anglais) Ariel Kenig, édition Fabienne Pavia, Céline Queric, Le Bec en l’air, 2025