Prolongeant les recherches majeures du dramaturge allemand Hans-Thies Lehmann, telles que développées dans le Théâtre postdramatique (L’Arche éditeur, 2002), l’essayiste et théoricien Bruno Tackels étudie avec Les Ecritures de plateau les mutations du théâtre donné à voir en France et en Europe depuis une vingtaine d’années.
Après des monographies consacrées aux Castellucci (2005), à François Tanguy (2005), à Anatoli Vassiliev (2006), à Rodrigo Garcia (2007), à Pippo Delbono (2009) et Ariane Mnouchkine (2013), l’exégète de Walter Benjamin analyse l’effacement progressif de la figure du metteur en scène tout-puissant, imposant sa lecture (vision) brillante d’un texte du répertoire envisagé comme sacré, par celle de l’écrivain de plateau, faisant de ce lieu même la base d’un geste théâtral moins renouvelé que désenfoui de la gangue d’un art pensé comme essentiellement littéraire.
Sont apparues ainsi, depuis Matthias Langhoff peut-être, de « nouvelles langues de scènes » faisant du texte théâtral non un point de départ mais le terme d’un processus artistique s’inventant et s’écrivant d’abord sur le plateau.
Remettant en cause l’omnipotence des catégories aristotéliciennes de drama et de mimesis, ce nouvel art théâtral porté par des artistes tels que Josef Nafj, Jan Fabre, Jean-François Peyret, Jan Lauwers, Joris Lacoste ou Gisèle Vienne considère avant tout la scène comme territoire d’hospitalité et de polyphonie, ne créant pas de hiérarchie entre le texte, l’acteur – qui n’est plus un interprète mais un créateur à part entière de la pièce dont il participe à l’invention -, la danse, le cirque, la vidéo ou la marionnette.
On se souvient peut-être des débats houleux ayant eu lieu en 2005 au Festival d’Avignon à propos d’un théâtre accusé de sacrifier le texte sur l’autel d’une hétérogénéité des matériaux scéniques considérée comme fourre-tout.
Champ d’énergies, lieu ouvert à la résurrection des mythes les plus anciens, le plateau est d’abord l’enjeu d’un travail collectif renvoyant la communauté des spectateurs à sa propre capacité d’invention. Le texte y est moins vénéré que produit, charbon ardent perdant de sa puissance dès lors que la forme du livre le réduit à une succession de mots.
Le poème dramatique nouveau qu’élaborent avec leurs équipes des auteurs tels que Rodrigo Garcia, Pippo Delbono ou Roméo Castellucci puise la force de son chant de propositions artistiques capables de dire le contemporain dans des formes propres à désigner à la fois sa nouveauté et sa part d’immémorial, dans une fable faisant entendre le son particulier et universel d’une époque, mais aussi montrant les ombres noires que cache ce qui la fascine.
Faisant du montage leur arme majeure, les écrivains de plateau envisagent la scène comme un espace hybride d’accouchements, où le dehors – l’ob/scène – est bien moins une menace qu’une chance de déplacement.
Dans un temps que l’ordre capitaliste aura totalement abruti et déréalisé, il importe pour les écrivains de plateau les plus ambitieux (Vincent Macaigne, Angelica Liddell, Joël Pommerat, parmi tant d’autres) de créer les conditions de possibilité d’une expérience – d’une épreuve – relevant de l’apparition d’un trou dans la mise en spectacle indigeste de notre vie par la publicité ou les officines de communication.
La revue Mouvement – direction Jean-Marc Adolphe – aura porté dans les années 1990 cette révolution scénique joyeusement indisciplinée, avant qu’elle ne fasse parfois école en perdant son inouï et son inconfort pour les logiques du marché et de la guerre économique.
Et relire en exergue cette parole d’Hélène Cixous : « Jamais faiseurs de théâtre ne se sont trouvés si avant dans les ruines, en réalité, à la charnière brûlante des événements, avec des charniers et des nids de combattants à leurs côtés. Jamais création théâtrale ne fut si chargée d’urgences et de responsabilités. »
Bruno Tackels, Les Ecritures de plateau, Etat des lieux, Les Solitaires intempestifs, 2015, 122p