
Epiphanies du quotidien, de Frédéric Lecloux est un livre rassemblant près de vingt-cinq années de photographies au Népal et du peuple népalais dans son actuelle émigration qatarie.
En effet, des centaines de milliers de Népalais vivent aujourd’hui au Qatar, où le photographe s’est rendu afin de témoigner de leur quotidien.
Mais Epiphanies du quotidien est loin d’être uniquement un livre documentaire, plutôt une sensation profonde d’un pays abordé dans sa diversité, son disparate, sans que ces dimensions mêmes ne se substituent à une impression constante d’unité, peut-être parce que tout est visage, efforts et inquiétudes, nées d’un unique et vaste paysage, source verte et précaire – Frédéric Lecloux a photographié les conséquences du séisme de 2015.

La couverture est une vraie merveille de délicatesse, montrant en des couleurs lointaines comme des vapeurs de mémoires un simple bouquet de fleurs roses et jaunes surgissant d’un pot de peinture posé sur une table faisant face à l’immensité himalayenne.
Pays de temples et de briques, de routes non carrossables et de rizières, le Népal est un écrin contenant un fouillis de villes, invivables (la pollution de Katmandou) et magnifiques.
Un pays fascinant où le voyageur cyclique trouve le repos dans le désordre : « Cela fait vingt ans maintenant. Pourquoi y revenir sans cesse ? La question n’est pas facile. On me la pose souvent. Parfois elle traîne mes pas et je me prends les pieds dedans. Pour répondre rien de probant. Des ébauches de discours où il est question de la jeunesse, de son énergie un peu navrée, de sa résignation souriante. Du désordre. Mais si je retenais un instant ce mot de « désordre » et l’interrogeais, je remarquerais certaine adéquation entre mon désordre et le désordre gouvernant ces villes et ces villages et ce territoire tout entier. Ce territoire qui ne connaît pas le vide, où les rares arpents laissés vierges par la frénésie séculière ont été dressés de stèles – et qui me tranquillise. »

Il y a dans les images analogiques de Frédéric Lecloux un éclat, « une irradiation », une présence qui est la vibration de la vie même, son étonnant être-là.
« Lise Sarfati m’apprit à photographier lentement. Nicolas Bouvier à voyager lentement. Avec eux j’ai découvert la liberté de la rigueur, la souveraineté de l’obsession et la concision du geste. »
Paysages, portraits, objets, habitats, inscriptions, arbres votifs, tout est là, dans un livre conçu selon le double point de vue de l’exil et de l’amitié.

Les natures mortes sont des explosions de vie, qui sont aussi des possibilités de deuils.
La monarchie a disparu (le 28 mai 2008), les maoïstes ont remporté les élections, mais dans les regards c’est la toujours la même attente infinie, la joie et la mélancolie d’être si petits dans le tambour de l’Histoire, et ses épisodes de montagnes.
« Quant à la photographie, devenue langage d’une pensée sur le monde, elle s’organisa selon des codes auxquels je n’ai longtemps dérogé qu’à reculons : frontalité, orthogonalité, symétrie, pleine profondeur de champ, lumière naturelle, un petit boîtier télémétrique, un seul objectif 35 millimètres, ne photographiant l’humain qu’après un long moment de vie commune, en pose lente, au trépied, à une distance me permettant de l’inscrire dans son espace familier, mêlant aux portraits des images de détails ordinaires… »

Le dispositif est respectueux, professionnel, prudent, mais assez solennel. En 2013, les images de Frédéric Lecloux vont changer, devenir plus instinctives, plus libres peut-être, plus vives, le photographe se servant désormais d’un appareil plus modeste, plus simple.
Le résultat est magnifique, qui laisse au souffle, à la claudication née de la marche, une place entière, et permet des compositions renouvelées, des découpages inattendus, une sensualité accrue.
Le lâcher-prise autorise l’accès aux flux de perception.
En quittant les rivages de la beauté documentaire classique, le photographe fait entrer le Népal dans une modernité plus fantastique, plus étrange, plus neuve.
Livre composite, Epiphanies du quotidien montre aussi en quatre pleines pages une mosaïque de personnes posant debout, dehors, face à l’objectif, acteurs de la société civile ou politique ayant manifesté en avril 2006 afin de faire accéder leur pays à la République et à la laïcité.

En avril 2016, Frédéric Lecloux est à Doha du côté des travailleurs du bâtiment : « Le Népal se dépeuple. En 2015, mille cinq cents Népalais partaient chaque jour travailler à l’étranger, principalement en Malaisie et dans le golfe Persique – un cinquième d’entre eux au Qatar, en partie pour construire les infrastructures d’accueil de la Coupe du monde de football de 2012. (…) Ce faisant, « ils » représentent aujourd’hui 30% du produit intérieur brut d’un pays sans Etat. Un Etat auquel le peuple a pourtant donné sa chance sans se ménager : deux révolutions en seize ans, une guerre, quinze mille morts, un roi devenu citoyen, une république naissante. »
Les images sont alors en noir et blanc, désolées, désolantes, montrant la condition ordinaire du nouveau prolétariat mondialisé, avant que peu à peu, la couleur ne reprenne possession du champ de vision, au Qatar, au Népal.
Népalais de cœur, Frédéric Lecloux photographie comme on participe à la construction, à la reconstruction, d’un pays où la vie dans ses drames et ses joies simples a trouvé pour lui sa plus grande densité.
Frédéric Lecloux, Epiphanies du quotidien, textes français, anglais, traduction John Doherty & pour le népalais Prawin Adhikari, éditions Le Bec en l’air, 2017, 144 pages – couverture souple, sous jaquette américaine imprimée recto/verso, cent photographies couleur