Fish Story, la globalisation selon Allan Sekula, photographe

14g-rf6w
Allan Sekula, ‘Containers used to contain shifting sand
dunes.’ from the chapter
True Cross
(1994), in
Fish Story
(MACK, 2018). Courtesy of MACK

Avoir grandi à Calais est une chance incroyable.

Avoir vu en 1995, à la Galerie de l’Ancienne Poste, dirigée par l’historienne de l’art, Marie-Thérèse Champesme, et, conjointement, au Musée des beaux-arts et de la dentelle, l’œuvre monumentale d’Allan Sekula, Fish Story, alors à peine terminée, puisqu’elle est le fruit d’un travail mené à partir de 1989, est un élément déterminant dans la formation d’un regard, fortement impressionné par l’intelligence d’un propos dont la longueur d’onde est encore perceptible.

Cette réflexion en images et textes sur la mondialisation à partir du symbole d’un porte-containers traversant telle une usine désarrimée les océans doit être transmise, étudiée, commentée.

V9evHFgU
Allan Sekula, ‘Cutting steel in the plate and
sub-assembly shop. Hyundai shipyard.’ from the chapter
Seventy in Seven
(1993), in
Fish Story
(MACK, 2018).
Courtesy of MACK

Le livre était peu trouvable, les éditions MACK en offrent aujourd’hui une troisième édition, enrichie d’une préface (en anglais) de la politologue Laleh Khalili.

Allan Sekula (1951-2013), qui est marxiste, et a longuement médité la pensée du montage chez Jean-Luc Godard (période Gorin), a construit avec Fish Story un édifice où se côtoient des textes de nature historique ou théorique (lire le volume de ses Ecrits sur la photographie, ENSBA, 2013) et des photographies concernant le monde de la mer (Moby Dick est une référence première), l’imaginaire marin, afin d’approcher, dans une jubilatoire complexité car ici tout échappe d’abord, comment la marchandise devenue quasiment une puissance autonome (ainsi ces cargos monstrueux et superbes où la vie des quelques marins qui les commandent paraît presque surnuméraire) reconfigure l’ensemble des représentations et des échanges à l’échelle de la planète.

dCd0qBE4
Allan Sekula, ‘Man dressed as an American soldier of
1943 aboard the restored cargo ship
Lane Victory
. Los
Angeles hardbor. San Pedro, California. June 1993.’ from
the chapter
Dictatorship of the Seven Seas
(1993-94)
in
Fish Story
(MACK, 2018). Courtesy of MACK.

Le capitalisme masque par la force de ses fétiches dressés comme des golems le labeur humain qui les produit.

rSD4gwkA
Allan Sekula, ‘Unsuccessful fishing for sardines off the
Portuguese coast.’ from the chapter
Message in a Bottle
(1992)
in
Fish Story
(MACK, 2018). Courtesy of MACK

un enfant regarde l’océan, sans se douter que dans le ventre d’acier du navire que ses yeux croisent travaillent des ouvriers étrangers soumis à une logique d’exploitation.

Des hydrocarbures, des grues titanesques, et des petits ports charmants où se donner rendez-vous à la tombée de la nuit.

uCCpRiP8
Allan Sekula, ‘Doomed fishing village of Ilsan.’ from
the chapter
Seventy in Seven
(1993), in
Fish Story
(MACK,
2018). Courtesy of MACK

La mer est apparemment calme, mais le travail est incessant.

Nous sommes à Rotterdam, en Californie, en Italie, en Pologne, à Barcelone, partout.

Chercher un travail, entre le feu, l’angoisse et la chance.

uP0PTkrg
Allan Sekula, ‘The LNG carrier
Hyundai Utopia
designed to transport liquified natural gas from
Indonesia to South Korea, nearing completion. Hyundai
Heavy Industries shipyard, Ulsan.’
from the chapter
Seventy in Seven
(1993), in
Fish Story
(MACK, 2018).
Courtesy of MACK

Allan Sekula rassemble des documents, les met en tension, les laisse flotter. La reproduction en noir et blanc d’une toile de Turner, une carte de Manchester (de Friedrich Engels), des réflexions personnelles sur la peinture, un article de journal (vrai/faux) « Le corps d’un Américain découvert à bord d’un voilier à la dérive », des objets muséaux, des photogrammes de films, des photographies (personnelles, de Walker Evans, d’Alfred Stieglitz, August Sander).

Le monde liquide est un monde âpre et dur. On y disparaît le plus souvent sans laisser la moindre trace, comme dans un meurtre parfait.

kSnuOGpA
Allan Sekula, ‘Engine-room wiper’s ear protection.’ from
the chapter
Middle Passage
(1993), in
Fish Story
(MACK,
2018). Courtesy of MACK

Un poisson se débat sur le carrelage d’une échoppe.

Des voitures, des trains, des avions militaires, des sous-marins.

La guerre économique mondiale requiert la mobilisation de toutes les forces, elle est sans merci.

Aylg8tHI
Allan Sekula, ‘Worker instaling hand-painted billboard
for American Movie. Seoul.’ from the chapter
Seventy in
Seven
(1993), in
Fish Story
(MACK, 2018). Courtesy of
MACK

Mais l’artiste américain, ayant contribué à faire entrer la photographie dans le champ très sérieux de l’art contemporain, n’oublie pas pour autant que la révolution russe a commencé par la mutinerie de marins refusant la mauvaise nourriture qu’on leur servait sur leur navire (revoir Le Cuirassé Potemkine, Eisenstein, 1926).

Composer un livre comme on jette une bouteille à la mer.

Fish Story peut être vu dans un ensemble d’œuvres où son auteur prend pour sujet la mer, par exemple le documentaire The Forgotten Space (2010), réalisée avec le freudo-marxiste Noël Burch, la vidéo Tsukiji (2001) sur le marché aux poissons de Tokyo, l’exposition The Dockers’ Museum (2012), mais pour aborder cela sérieusement, il faudrait notamment reprendre et travailler les actes du colloque ayant eu lieu à Beaubourg en juin 2013, Alan Sekulla, le photographe au travail.

Avis aux amateurs, le sujet est passionnant.

sekulaFS_29

Allan Sekula, Fish Story, préface de Laleh Khalili, textes d’Allan Sekula et Benjamin H.D. Buchloh, MACK London, 2018, 206 pages

panel-discussion_FISHSTORY-final

MACK Books

Goldsmiths_FISHSTORY 2

Laisser un commentaire