Avoir grandi à Calais est une chance incroyable.
Avoir vu en 1995, à la Galerie de l’Ancienne Poste, dirigée par l’historienne de l’art, Marie-Thérèse Champesme, et, conjointement, au Musée des beaux-arts et de la dentelle, l’œuvre monumentale d’Allan Sekula, Fish Story, alors à peine terminée, puisqu’elle est le fruit d’un travail mené à partir de 1989, est un élément déterminant dans la formation d’un regard, fortement impressionné par l’intelligence d’un propos dont la longueur d’onde est encore perceptible.
Cette réflexion en images et textes sur la mondialisation à partir du symbole d’un porte-containers traversant telle une usine désarrimée les océans doit être transmise, étudiée, commentée.
Le livre était peu trouvable, les éditions MACK en offrent aujourd’hui une troisième édition, enrichie d’une préface (en anglais) de la politologue Laleh Khalili.
Allan Sekula (1951-2013), qui est marxiste, et a longuement médité la pensée du montage chez Jean-Luc Godard (période Gorin), a construit avec Fish Story un édifice où se côtoient des textes de nature historique ou théorique (lire le volume de ses Ecrits sur la photographie, ENSBA, 2013) et des photographies concernant le monde de la mer (Moby Dick est une référence première), l’imaginaire marin, afin d’approcher, dans une jubilatoire complexité car ici tout échappe d’abord, comment la marchandise devenue quasiment une puissance autonome (ainsi ces cargos monstrueux et superbes où la vie des quelques marins qui les commandent paraît presque surnuméraire) reconfigure l’ensemble des représentations et des échanges à l’échelle de la planète.
Le capitalisme masque par la force de ses fétiches dressés comme des golems le labeur humain qui les produit.
un enfant regarde l’océan, sans se douter que dans le ventre d’acier du navire que ses yeux croisent travaillent des ouvriers étrangers soumis à une logique d’exploitation.
Des hydrocarbures, des grues titanesques, et des petits ports charmants où se donner rendez-vous à la tombée de la nuit.
La mer est apparemment calme, mais le travail est incessant.
Nous sommes à Rotterdam, en Californie, en Italie, en Pologne, à Barcelone, partout.
Chercher un travail, entre le feu, l’angoisse et la chance.
Allan Sekula rassemble des documents, les met en tension, les laisse flotter. La reproduction en noir et blanc d’une toile de Turner, une carte de Manchester (de Friedrich Engels), des réflexions personnelles sur la peinture, un article de journal (vrai/faux) « Le corps d’un Américain découvert à bord d’un voilier à la dérive », des objets muséaux, des photogrammes de films, des photographies (personnelles, de Walker Evans, d’Alfred Stieglitz, August Sander).
Le monde liquide est un monde âpre et dur. On y disparaît le plus souvent sans laisser la moindre trace, comme dans un meurtre parfait.
Un poisson se débat sur le carrelage d’une échoppe.
Des voitures, des trains, des avions militaires, des sous-marins.
La guerre économique mondiale requiert la mobilisation de toutes les forces, elle est sans merci.
Mais l’artiste américain, ayant contribué à faire entrer la photographie dans le champ très sérieux de l’art contemporain, n’oublie pas pour autant que la révolution russe a commencé par la mutinerie de marins refusant la mauvaise nourriture qu’on leur servait sur leur navire (revoir Le Cuirassé Potemkine, Eisenstein, 1926).
Composer un livre comme on jette une bouteille à la mer.
Fish Story peut être vu dans un ensemble d’œuvres où son auteur prend pour sujet la mer, par exemple le documentaire The Forgotten Space (2010), réalisée avec le freudo-marxiste Noël Burch, la vidéo Tsukiji (2001) sur le marché aux poissons de Tokyo, l’exposition The Dockers’ Museum (2012), mais pour aborder cela sérieusement, il faudrait notamment reprendre et travailler les actes du colloque ayant eu lieu à Beaubourg en juin 2013, Alan Sekulla, le photographe au travail.
Avis aux amateurs, le sujet est passionnant.
Allan Sekula, Fish Story, préface de Laleh Khalili, textes d’Allan Sekula et Benjamin H.D. Buchloh, MACK London, 2018, 206 pages