« On est désormais deux grands garçons qui n’ont plus rien à foutre du plus-que-parfait du subjonctif. »
Dans ses journaux intitulés Carnets de notes (trente-cinq années disponibles chez Verdier en quatre gros volumes), dans ses essais (Le style comme expérience, L’Olivier, 2013), dans ses entretiens (Où est le passé, avec Michel Gribinski, L’Olivier, 2007), Pierre Bergounioux ne cesse de questionner le mystère de l’écriture, de l’approcher, de l’analyser.
Jean-Paul Michel, écrivain, poète et éditeur (William Blake and Co) est son ami. Pour lui aussi l’écriture ne se distingue pas de la vie.
La publication de leur riche correspondance (1981-2017) nous permet de découvrir chacun à l’établi des mots et des phrases, dans une admiration réciproque qui donne à la lecture de ces lettres un pas allègre.
Arrivé en terminale au lycée de Brive, en Corrèze, Jean-Paul Michel apparaît immédiatement à Pierre Bergounioux comme un astre neuf : pensée brillante, beauté du diable, énergie inentamée.
La province reculée, « arriérée » (sic), devient le centre, d’ailleurs il n’y a plus de province, mais un en-avant fabuleux.
Au rythme de la publication de leurs ouvrages, les deux compères cherchent un chemin de vérité.
J.-P.M. à P.B. le 12 septembre 1987 : « Je me souviens avoir pensé, à la lecture déjà, de ton premier livre : il est sauvé. (…) Magnifique enfin la confiance témoignée à la littérature, ce pari sur un possible salut par des voies de parole, l’office du langage, les figures d’un récit. »
P.B. à J.-P.M. le 27 septembre de la même année : « Tu es me seul dont l’existence actuelle m’importe aussi parce qu’elle est dans le droit fil de celle d’avant. »
L’amitié ? offrir à l’autre un bain de jouvence.
Bien sûr en ces lettres, la Corrèze est très présente, qui n’est plus un territoire de relégation mais une station orbitale recevant la planète entière : des bergers peuls, des papillons, des histoires ayant une longueur d’onde considérable.
Le 15 avril 1993, J.-P.M. adresse à son ami une lettre fleuve, très importante, concernant « le prix de l’écriture », la valeur d’un texte littéraire. L’ambition est haute : « Un texte qui ne tient pas devant une page des plus grands n’est rien : une ampoule sale dans un taudis tout au plus. »
« Ceci, pourquoi c’est à la poésie que je me suis voué, non aux longues et belles chaînes des discours démonstratifs : je crois que, du savoir au non-savoir, ce n’est pas le savoir qui commande, mais qu’il est lui-même tenu par du non-savoir, sur lui fondé. »
Hölderlin plus essentiel que Hegel ?
Réponse de P.B. : « Je ne me ferais pas le chantre de l’acte réflexif et de l’examen mélancolique de toute chose, des ruminations crépusculaires et du détour tardif, s’ils n’étaient les seuls moyens dont j’aie, moi, disposé. »
Qu’ils écrivent en vers ou prose, Paul Bergounioux et Jean-Paul Michel s’occupent des êtres minuscules, des assassinés, des invisibles, dans la conscience du monde uni et déchiré.
Ne renoncer sur rien, tout en restant fidèle à ses origines, telle pourrait être la formule unissant les deux écrivains.
J.-P.M. dans un instant de détresse (7 mars 1994) : « C’est dans ces moments que l’on ressent au plus haut ce qui fait le prix des livres. Il tient moins, à mes yeux, à ce qu’ils puissent aider à reconnaître les commandes cachées du mécanisme, de l’énorme étrangeté à quoi, de toutes parts, l’on se heurte si fort (ce qu’ils peuvent aussi), qu’à ce qu’ils adviennent comme ces lumineux édifices de signes, qu’ils sont, riches de ce pouvoir de substitution, de déplacement, de réponse, de pari, qui les élève à leur pleine puissance, leur donne une nécessité propre, un spécial pouvoir d’opérer, qui ajuste, soulève, porte, répond, éloigne. »
On entend dans cette correspondance les noms de William Faulkner, Ossip Mandelstam, Henri Fabre, Karl Marx, René Descartes, William Shakespeare, Ernst Jünger, Saint-Simon, Yves Bonnefoy, Driss Chraïbi, Mohamed Choukri, Jean-Paul Sartre, Arthur Rimbaud, Jean Giono (liste non exhaustive), on est bien.
Fermeté des points de vue, croyance absolue en la littérature jusqu’à l’ébriété, souci des marges et de l’expérience directe donnent envie de lire ces deux-là encore plus à fond, encore plus loin, de rattraper notre retard, de ne rater aucun livre, et de leur répondre incessamment en sensations renouvelées, retrouvées, multipliées.
J.-P.M. à P.B. le mardi 6 septembre 2016 : « Je peux me tromper, mais il me semble que nous allons rajeunir. »
Pierre Bergounioux & Jean-Paul Michel, Correspondance 1981-2017, avec deux lettres de Daniel Puymèges, éditions Verdier, 2018, 218 pages
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