« L’art, pourrait-on dire très sommairement, existait pour Bataille de deux façons au moins (qui peuvent s’ignorer mais qui peuvent, aussi, former une seule et même inextricable contradiction) : il peut être stase ou extase, objet ou mouvement, institution ou ligne de fuite, monument ou déterritorialité. »
Georges Bataille fait partie de ces auteurs qu’on ne cesse de relire parce que, croyant le comprendre, nous nous apercevons soudain qu’il nous échappe. Il faut alors se remettre au travail, tenter de progresser, se laisser dériver de nouveau dans son œuvre.
On peut aussi avoir la chance de rencontrer des messagers, non pas forcément des spécialistes sachant tout sur tout, mais des âmes ouvertes comprenant intimement de quoi relève l’œuvre d’une vie, ainsi les artistes exposés actuellement à Labanque de Béthune dans le cadre d’un cycle de trois expositions conçues par Léa Bismuth questionnant la possibilité d’un usage contemporain de Georges Bataille (Antoine d’Agata, Juliette Agnel, Claire Chesnier, Romana de Novellis, Rebecca Digne, Charbel-joseph H. Boutros, Marie-Luce Nadal, Mel O’Callaghan, Bruno Perramant, Daniel Pommereulle, Georges Tony Stoll, Sabrina Vitali), ainsi Georges Didi-Huberman préfaçant les Courts écrits sur l’art de Georges Bataille, livre publié aux éditions Lignes, en un texte de près de quarante pages particulièrement éclairant intitulé, d’après le titre d’une pièce de Calderon, La dama duende.
Bataille, pour l’historien de l’art, c’est un anthropomorphisme exacerbé, déchiré, une œuvre ouverte à la puissance du négatif, aux douleurs comme aux extases.
L’épreuve de l’art est une expérience, qui modifie, qui stupéfie, qui déplace : « On n’écrit sur que depuis un sommet déjà atteint, un territoire déjà conquis, déjà colonisé. Bataille, en ce sens, n’aura donc jamais exactement écrit sur l’art. »
En cela, Bataille aura toujours été « bas matérialiste », non un expert ou un juge suprême.
Etudier la frontière ténue séparant l’humain de l’animal aura constitué l’une des lignes directrices de la pensée de l’homme au parapluie (de bambou), comme une façon de régénérer l’homoncule par l’instinctuel pur et l’excès de vie.
Arracher le masque de la beauté pour s’abîmer dans la laideur qui exauce.
Regarder jusqu’à s’en couper l’œil.
La pensée de Bataille est dialectique, dichotomique, et de rassemblement : la forme, le difforme et la métamorphose.
Danser, crier sur les volcans comme dans les cimetières, « depuis la décomposition même de la société des maîtres » (GDH).
La bourgeoisie est une cible comique, dont le maintien cache une peur viscérale de son propre effondrement.
Il y a chez Bataille « un paradigme espagnol » comme territoire et configuration intime du débordement, qui est une rencontre du sang (la mort du matador Manuel Granero aux arènes de Madrid, dont le visage est devenu celui d’un monstre), de l’angoisse terrible, du renversement, de la volupté, du dessaisissement par l’impossible touché, soit ce que représente le phénomène rare du duende (lire Garcia Lorca chez Allia à ce propos), que l’auteur d’Ouvrir Vénus définit ainsi : « Le duende est le génie des pauvres (…) Il n’est pas un statut gagné, mais une extase imprévue quoique prédestinée (…) Le duende tire toute chose vers le bas (…) Il y a de l’espiègle, du voleur, de l’espion, de la déroute dans le duende. Mais surtout de l’enchantement, du ravissement, du sortilège et de la gravité soudaine. (…) Il est donc porteur d’une considérable puissance critique. »
Cette recherche du duende, « une force mystérieuse, une lumière erratique qui monte depuis la décomposition des choses et des valeurs », a donc pu guider toute la vie et l’œuvre d’un homme aux bords du rire majeur et de la vitalité suprême, comme de la mort.
Le jaillissement de la mort dans la vie, de la vie dans la mort, déstabilise les repères, fascine l’œil comme l’esprit, soulève le corps, le déchire, le met en feu.
Chercher dans la traversée des époques des signes « de sacrifice et de démesure » a constitué pour Bataille une ligne existentielle nomade, fabuleuse et cruelle, vivre vraiment consistant à parvenir au point où la déchirure se fait félicité.
Georges Bataille, Courts écrits sur l’art, préface de Georges Didi-Huberman, éditions Lignes, 2017, 256 pages
Exposition Vertiges, à Labanque (Béthune), du 8 septembre 2018 au 10 février 2019
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