« La pensée qui nous occupe ici n’est pas académique, et un « peuple de philosophes » éprouva toujours quelque difficulté à reconnaître un pair supérieurement étranger à sa communauté. » (Bertrand Schefer)
De 1817 à 1832, Giacomo Leopardi écrivit son journal intellectuel, recueil impressionnant de pensées de tous ordres – 2398 pages dans le volume réédité chez Allia, sur papier Bible – publié pour la première fois dans son intégralité de façon posthume en 1898.
Ce travail titanesque confié au traducteur Bertrand Schefer s’intitule Zibaldone, soit un mélange d’aphorismes, de propos de fonds, de fusées intellectuelles sur des sujets aussi variés que la linguistique et la morale, l’histoire littéraire et la philosophie, le vin et l’histoire hébraïque, les animaux et l’égalité sociale, l’astronomie et les enfants.
L’ambition est encyclopédique, totalisante, follement démesurée : elle est d’un esprit précoce, génial, insatiable, constamment au travail.
Mort à Naples à trente-neuf ans (1837) d’une indigestion de glace au citron, Leopardi, qui apprit très tôt de façon autodidacte le grec, l’hébreu, et plusieurs autres langues, ne réserva pas la pensée au seul domaine de l’intellect, mais s’efforça toujours de lier expériences vécues et conceptualisation.
Il n’est pas possible de lire cette œuvre dans l’ordre des pages, il faut piocher, se reporter à l’index des thèmes ou des noms, répertorier des îles, trouver un chemin, naviguer, en faire son bon usage.
Il y a le néant, et le savoir qui en est la pulsation.
Il y a le désespoir, et la consolation des travaux de l’esprit.
Il y a la lourdeur, l’ennui, l’amertume, et l’allègement, l’enthousiasme, la joie.
Il y a le retrait, l’exil intérieur, le vide, et l’élan, la découverte, la tentative d’unité dans le discord.
La houle, la terreur, la terre qui tremble, et la paix, l’apaisement, la mer étale.
Le chaos, le désordre, la barbarie, et la clarté, la lumière, la civilisation.
La pensée se déroule, progresse, avance en tous sens, mais la synthèse est impossible car toujours plus loin, toujours demain, à venir.
Leopardi écrit de l’intérieur du verbe créateur, multipliant les notations en latin, en grec, en français, en langues étrangères, s’interrogeant sur l’étymologie, le secret des mots, les sonorités, il devient la parole en son flux continu de métamorphoses.
Nombre de propos appartenant au registre de la morale, ou de l’esthétique, touchent au vif.
« L’infortuné qui n’est pas beau [Leopardi se portraiture-t-il ?] pourra attirer la compassion mais plus difficilement arracher des larmes, surtout s’il est vieux. Il en va ainsi dans les tragédies, les poèmes, les romans, etc., comme dans la vie. (6 mars 1821.) »
« J’ai dit ailleurs que la crainte est la plus égoïste des passions. Ainsi, comme on l’a observé, pendant les temps de peste ou d’infortunes populaires où chacun craignait pour lui-même, les dangers et les morts qui troublaient ceux qui nous étaient le plus cher ne provoquaient en nous aucun sentiment ou presque (5 octobre 1822.) »
Il fallait pour la reconnaissance d’un tel auteur une maison d’édition courageuse et inlassable.
Il fallait Allia, qui a publié plus d’une vingtaine de livres de et sur Leopardi, les essais de Rolando Damiani, Valéry Larbaud, Sainte-Beuve, Alberto Savinio, Sergio Solmi, et les œuvres dudit, Pensées, Le massacre des illusions, La théorie du plaisir, Tout est rien…
Tout est disponible, tout est à lire.
Giacomo Leopardi, Zibaldone, traduit de l’italien, présenté et annoté par Bertrand Schefer, 2003, troisième édition 2019, 2398 pages