
Madgdalena, du photographe colombien vivant à Madrid Felipe Romero Beltrán, est un livre extrêmement troublant, à la fois infiniment doux, paisible, et terrible.
Son rythme est celui de la Magdalena, fleuve le plus important de Colombie, coulant dans une large vallée entre les cordillères Centrale et Orientale des Andes, en direction du nord, à travers tout le pays, jusqu’à la mer Caraïbe.
© Felipe Romero Beltrán
Découvert par l’explorateur et commerçant espagnol Rodrigo de Bastidas, le 1er avril 1501, jour de la sainte Marie-Madeleine, le fleuve prit naturellement son nom.
Il est donc sacré.
Pourtant, cette eau est une tombe mobile.
Sous la moire reposent les corps des assassinés du conflit armé déchirant le pays depuis le début des années 1960, qui parfois remontent à la surface.
© Felipe Romero Beltrán
On scrute l’étendue liquide, on la sait détentrice de secrets ignobles, et cependant protectrice.
On peut l’appeler Amnésie, ou Mnémosyne.
La Magdalena coupe le pays, mais peut aussi le réconcilier, par sa générosité, son calme, son absence de jugement.
© Felipe Romero Beltrán
Les membres de la guérilla, des forces paramilitaires et des mafias diverses y ont jeté les cadavres qui les encombraient, espérant son silence.
Mais le passé ne passe pas toujours, et les preuves des crimes réapparaissent quelquefois, par exemple dans les filets des pêcheurs locaux.
Il n’est souvent pas possible de connaître l’identité des victimes, formant le grand corps fantôme d’une Colombie devant réinventer rites de passages et de liens intercommunautaires.
© Felipe Romero Beltrán
Felipe Romero Beltrán photographie la majesté d’un fleuve terreux, paraissant imperturbable.
Des barques, des filets de mémoire, des photos effacées.
Une unité de deuil, comme si le livre lui-même était somnambule.
Une main s’agrippe à une embarcation : est-elle d’un survivant, d’un zombie ou d’un plongeur de perles ?
Beauté musculeuse du corps d’un pêcheur, qu’aurait pu photographier Denis Dailleux.
A certains endroits se forment des marécages, mélange de boue, de racines et de feuilles de bananiers.
© Felipe Romero Beltrán
Les poissons sont merveilleux, ayant peut-être frôlé la chair humaine engloutie.
Des cascades, des luxuriances, un jeune prêtre pieds nus, et des urnes funéraires.
Une femme en mantille noire, des cormorans, une église catholique.
Des oiseaux en formation écrivant dans le ciel le V de la victoire, de la mort contre la vie, ou de la vie contre la mort.
Les corbeaux ont envahi le cercueil des illusions, une veuve prie.
Ponctuation du fleuve, des pêcheurs, des photographies d’identité aux couleurs passées.
Les arbres savent, et les montagnes, et le sable de la rive.
Magdalena est plus qu’un livre de photographies, c’est un hommage aux disparus dans l’impassibilité du temps, mais c’est aussi un thrène refusant d’être brutal, par respect pour la mort elle-même.
Felipe Romero Beltrán, Magdalena, Ediciones Anomalas, 2020
Magdalena a été le vainqueur de la 4ème édition du Prix Fotocanal organisé par la Comunidad de Madrid et Ediciones Anómalas