Les paysages insinués, par Jean Larive, photographe (3)

©Jean LARIVE / agence Myop / 1+2 factory – 2022

A l’occasion de la septième édition de la Résidence 1+2, manifestation dédiée aux rencontres entre la photographie et les sciences ayant lieu sur le territoire toulousain et plus largement en Occitanie, j’ai souhaité interroger quelques-uns des témoins et acteurs majeurs de cette année.

A observer l’enthousiasme de tous, il paraît indubitable que cette nouvelle édition marque une étape importante dans la reconnaissance publique et institutionnelle d’un événement où la mise en commun des intelligences et des sensibilités transdisciplinaires, dans un esprit de générosité et de curiosité mutuelles, est remarquable.

Il y aura donc pendant cinq jours le dit de son directeur, Philippe Guionie, puis ceux de deux des artistes invités, Alice Pallot et Jean Larive, enfin les propos de de Michel Poivert, historien de la photographie, et de Fannie Escoulen, cheffe du département de la photographie du ministère de la Culture.

©Jean LARIVE / agence Myop / 1+2 factory – 2022

Pourquoi vous être intéressé, lors de votre résidence toulousaine, à la problématique des crues de rivières dans l’Aude, notamment dans le Minervois, où elles purent être dramatiques ?

Pour plusieurs raisons ! D’une part, il y a un constat tristement évident : le réchauffement climatique et la somme des dérèglements qu’il provoque sont les faits principaux de notre époque. Les documenter est un début nécessaire pour espérer les comprendre et en atténuer les effets. De mon point de vue, si la montée des océans et la fonte des glaces et des glaciers bénéficient d’une exposition médiatique importante et justifiée, ce n’est pas encore le cas pour ces eaux « de proximité » que sont les ruisseaux, les rivières ou les fleuves près desquels nous vivons pourtant tous. Souvent modestes ou comme inscrits dans un paysage du quotidien, il faut qu’ils débordent ou soient à sec pour que nous prenions conscience de leur vitalité et de leur fragilité. Aussi, depuis trois ans, je m’intéresse à cette problématique de l’eau, comme ressource naturelle et composante essentielle de nos vies humaines.

D’autre part, il y a les rencontres, ce sont elles qui conduisent nos vies ! Celle avec Anaïs Marshall, géographe et ruraliste, a été déterminante. Elle travaille depuis de nombreuses années sur l’eau, son accaparement, sa gestion, notamment dans des zones arides de l’Amérique du Sud. Mais elle est aussi très investie dans une recherche sur les usages de la photographie dans sa discipline. Depuis un moment, nous souhaitions « faire du terrain », comme disent les géographes, et la Résidence 1+2 nous a fourni cette opportunité. Enfin, il y a donc le terrain lui-même et les personnes que nous y avons rencontrées. Nous pensions au départ travailler sur des phénomènes de sécheresse, mais nous nous sommes vite rendus compte qu’il y avait plutôt une « culture de la crue » sur ce territoire. Et parce que le réchauffement climatique intensifie et démultiplie les phénomène d’épisodes cévenoles, les crues sont de plus en plus fréquentes et plus fortes. Celle de 2018, meurtrière et destructrice, revenait dans chacune de nos premières conversations. Aussi, nous avons rapidement fait le choix de questionner sa mémoire et son impact, trois ans après, dans une attention particulière à la notion de « trace », en lien avec le passage de l’eau, mais aussi aux images, photographiques ou mentales, que mobilise un tel événement.

©Jean LARIVE / agence Myop / 1+2 factory – 2022

Comment avez-vous donc précisément travaillé avec Anaïs Marshall ? Vous présentez votre production finale comme le résultat d’un duo.

Nous avons abordé la Résidence 1+2 comme un espace de liberté et d’expérimentation individuelles dans nos pratiques respectives, mais aussi dans la recherche d’une écriture conjointe du territoire. Nous avons d’emblée fait le choix d’arpenter systématiquement le territoire à deux, pour faire les mêmes rencontres et croiser les mêmes objets. Cela nous a permis de prendre conscience de nos différences – et parfois divergences – dans nos méthodes de travail, nos rythmes et, bien sûr, nos regards. Mais cela a également permis une co-construction innovante sur le fond comme sur la forme du documentaire. Selon nos supports de diffusion (projection, exposition, édition), nous continuerons à concevoir différents équilibres entre photographies, textes et sons.

©Jean LARIVE / agence Myop / 1+2 factory – 2022

Vous avez particulièrement regardé ce qu’on appelle « les laisses de crues » et les objets exogènes déposés çà et là. Pourriez-vous expliciter ces notions pour les néophytes ?

Comme leur nom l’indique, les « laisses de crue » sont les traces ou débris créés par une crue et visibles lorsque l’eau se retire. Tout ce que la crue laisse derrière elle. L’hydro-géomorphologue Gilles Arnaud-Fassetta, qui a été notre mentor sur la question, les tient pour des éléments centraux de ses recherches car ils permettent de mesurer et de dater les crues. J’ai, pour ma part, été particulièrement sensible aux fragiles amas de végétation qui s’accrochent dans les branches et ressemblent à des sculptures végétales en suspension.

©Jean LARIVE / agence Myop / 1+2 factory – 2022

Vous avez collecté sur votre terrain de recherche des photographies abandonnées et dégradées par les eaux, que vous avez rephotographiées. Est-ce un acte mémoriel ?

Comme photographe, il me semble toujours devoir prendre soin de toute photographie. Celles trouvées dans d’anciennes maisons inondées, proches d’être détruites, étaient directement porteuses d’une mémoire de l’événement. Compactées par les eaux, des pochettes entières de photographies avaient été tout à la fois lavées et salies, dégradées. Abandonnées par leurs anciens propriétaires, souvent à même un sol encore boueux, elles sont devenues pour moi d’anonymes et troublants documents tout en symbolisant le départ de celles et ceux qui disparaissent, souvent « sans laisser de trace », après de tels événements. De fait, sur ces photos aux visages et aux histoires effacées, l’eau a écrit autre chose, des coulures pigmentaires, des impressions de négatifs, des résidus de papier. Autant de traces laissées et de nouvelles marques que j’ai voulu photographier comme celles des zones inondées.

©Jean LARIVE / agence Myop / 1+2 factory – 2022

Le traumatisme des crues, des vies emportées et des maisons quittées dans l’urgence, voire détruites ensuite par décision préfectorale, est encore très présent dans les territoires de l’Orbiel, du Trapel et du Rieu Sec. Avez-vous pu rencontrer des témoins directs et recueillir leur parole ?

Oui, bien sûr. Nous avons réalisé une quinzaine d’entretiens. Cette matière est en cours d’analyses. Chez les personnes les plus impactées, parler de la crue reste un acte compliqué, qui réactive un traumatisme. Nous n’avons ni forcé, ni cherché cette parole. Pour autant, Anaïs Marshall est une géographe sociale et l’humain est au cœur de nos préoccupations communes. C’est le sens même de notre travail de recherche et création : une fois passés l’événement et sa médiatisation, les actes souvent merveilleux de solidarité qu’appelle la situation de crise, une fois passés les ministres et les experts en assurances… Comment la mémoire de la crue évolue-t-elle dans le temps, quels éléments en sont porteurs, dans les discours, les comportements, les aménagements urbains, les paysages, etc. ? Il en va de la possibilité d’une résilience ou de reconstructions, individuelles ou collectives. Il en va aussi de l’image d’un territoire, de sa culture, de son attractivité.

©Jean LARIVE / agence Myop / 1+2 factory – 2022

Le concept de « résilience de la nature » ne vous semble-t-il pas parfois un peu commode pour masquer l’étendue de nos responsabilités dans le désastre environnemental en cours ?

Assurément ! Il est tellement confortable de penser que la nature peut se remettre de tous les chocs que nous lui faisons subir. C’est je crois le principe même du vivant que de vouloir et de chercher sans cesse la résilience, mais face à de trop fortes perturbations, seule la mort est résiliente ! Une crue elle-même peut se lire comme une tentative de résilience ; les cours d’eau ont des dynamiques et des tracés naturels qui peuvent composer avec un certain nombre d’obstacles. Mais lorsqu’ils sont trop modifiés, endigués ou contraints, qu’ils n’ont plus de zone pour travailler latéralement, ils vont gagner en hauteur et en vitesse au moment de la crue. Ils retrouvent alors parfois leur lit avec violence, balayant tout ce qui ne devrait pas se trouver là. La crue est toujours une conjoncture, mais elle s’inscrit dans une longue histoire naturelle et humaine des territoires.

©Jean LARIVE / agence Myop / 1+2 factory – 2022

Qu’appelez-vous des « paysages insinués » ?

Il s’agit d’espaces où l’eau a pénétré, où elle s’est insinuée. J’ai voulu les photographier en me focalisant sur ce qui m’évoquait la dynamique de l’eau, la trace, la dilution, la transmission ou encore le reflet. Pas de panorama, pas de ciel. On regarde des fragments de zone inondée. Ces photographies entretiennent des correspondances formelles avec les altérations des photos trouvées, mais à une autre échelle. J’en présente plusieurs en diptyque. Ce dialogue des séries est important dans la construction de mes editing. Mais l’insinuation renvoie aussi au non-dit qui pèse sur ces lieux : la pollution. Celle de la mine de Salsigne, surtout, mais aussi celle des pesticides. Les crues sont des vecteurs de dispersion de ces poisons, jusque dans les jardins et les murs des maisons inondées. Et une double peine pour les populations, qui, après avoir subi l’inondation, doivent vivre avec la pollution.

©Jean LARIVE / agence Myop / 1+2 factory – 2022

Vous avez produit sur papier journal et dans un format A3, en un petit nombre d’exemplaires, un journal de recherches. Est-ce un geste d’alerte doublé d’une sorte de prototype annonçant un livre à venir, à la croisée du document et de la photographie expérimentale ?

Oui, tout à fait. Le temps de la recherche géographique et de l’analyse des données n’est pas celui de la photographie. Mais nous avions à cœur avec Anaïs Marshall de produire rapidement une édition qui puisse faire un retour à l’échelle locale, auprès des personnes que nous avons rencontrées, tout en servant de point d’appui supplémentaire pour l’exposition de la Résidence 1+2. Nous espérons trouver prochainement les partenaires pour un ouvrage plus complet.

©Jean LARIVE / agence Myop / 1+2 factory – 2022

Situeriez-vous votre poétique photographique du côté de l’esthétique de la ruine, qui n’est évidemment pas l’esthétisation des ruines ?

Bonne question ! Je n’en suis pas sûr. En tout cas, je ne suis pas passéiste, ni trop sombre je crois. Une fois admis avec Lucrèce que nous sommes nous-même, individus, choses et civilisations, pris dans un tourbillon, la ruine devient un moment du mouvement. C’est en partie ce qui résonne dans le sujet qui nous occupe ici, sur les mémoires de l’eau, ce qu’elle a révélé et ce qu’elle a effacé, les souvenirs de toutes ces personnes… Il y a une gravité dans ces histoires et dans cette situation. Et puis, les photos abandonnées, les laisses de crue… l’eau est un élément propice à la nostalgie, comme la photographie, qui conjugue toujours le réel au passé, non ?

©Jean LARIVE / agence Myop / 1+2 factory – 2022

Votre première culture de l’image ne provient-elle pas du cubisme et du surréalisme ? Votre façon de cadrer et de mettre en lumière des compositions naturelles chaotiques n’est pas sans rappeler ces courants de l’histoire de l’art et des idées.

Je dois avouer que mes premières émotions photographiques ont été pour Rodchenko et Man Ray, à un âge où je me voyais bien faire « l’amour, la poésie, la Révolution ». Ce serait flatteur qu’il en reste quelque chose ! Peut-être une attention au rythme, dans la forme des choses, comme dans l’espace simulé et disposé des photographies.

©Jean LARIVE / agence Myop / 1+2 factory – 2022

Vous aimez citer, vous qui avez autrefois enseigné la philosophie, cette réflexion de Karl Marx : « Dans l’histoire, comme dans la nature, la décadence est le laboratoire de la vie. » Comment entendez-vous cette pensée ?

Certaines traductions préfèrent « pourriture » à « décadence ». Quoi qu’il en soit, je voudrais croire que la formule n’est pas obsolète, et que ce qui meurt aujourd’hui, ou se dégrade, ou se transforme, reste une promesse de vie nouvelle. Mais lorsque l’on considère les extinctions massives d’espèces, les disparitions définitives d’écosystèmes et les taux de pollution – et de pourritures – qu’engendrent nos modes de vie, on ne peut qu’être inquiet pour le vivant et pour demain. Même si rien n’est inévitable.

Propos recueillis par Fabien Ribery

Jean Larive est membre de l’agence Myop

https://jeanlarive.com/

https://www.1plus2.fr/photographes/jean-larive/

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