D’une photographie écosophique, par Alice Pallot, artiste engagée (2)

©Alice Pallot

A l’occasion de la septième édition de la Résidence 1+2, manifestation dédiée aux rencontres entre la photographie et les sciences ayant lieu sur le territoire toulousain et plus largement en Occitanie, j’ai souhaité interroger quelques-uns des témoins et acteurs majeurs de cette année.

A observer l’enthousiasme de tous, il paraît indubitable que cette nouvelle édition marque une étape importante dans la reconnaissance publique et institutionnelle d’un événement où la mise en commun des intelligences et des sensibilités transdisciplinaires, dans un esprit de générosité et de curiosité mutuelles, est remarquable.

Il y aura donc pendant quatre jours le dit de son directeur, Philippe Guionie, puis ceux de deux des artistes invités, Alice Pallot et Jean Larive enfin les propos de de Michel Poivert, historien de la photographie.

©Alice Pallot

Vous avez travaillé, dans le cadre de la Résidence 1+2, sur le sujet des algues toxiques en Bretagne. Comment est venue cette idée ? Connaissiez-vous l’album dessiné Algues vertes, L’Histoire interdite, de Inès Léraud et Pierre Van Hove, paru en 2019 ?

En novembre 2021, je retrouve une vieille boite de comprimés de spiruline, mon oncle qui travaillait dans une entreprise de production de spiruline nous en envoyait régulièrement. En retombant sur cette boite, j’ai eu envie d’en savoir plus sur cette micro-algue cyanobactérie, qui fut l’un des premiers végétaux à produire de l’oxygène grâce au mécanisme de la photosynthèse.

J’en parle à une amie artiste, Marguerite Barroux, elle a aussi envie d’en savoir plus sur ces algues, qui sont des boucliers naturels contre l’oxydation.

Elle me propose d’aller aider en tant que bénévole dans une ferme de culture d’algues en Bretagne pour apprendre à cultiver la spiruline. Je découvre qu’il s’agit d’une cyanobactérie qui se développe extrêmement rapidement, qu’il s’agit d’une des formes de vies les plus anciennes sur terre et je tombe sur un article qui parle de la prolifération des algues vertes, de leur toxicité́ due à l’agriculture intensive. Etant passionnée par les phénomènes naturels et les réalités cachées, j’ai envie d’en savoir plus. Je me procure l’album dessiné Algues vertes, L’Histoire interdite de Ines Léraud, et je découvre une enquête révoltante sur la prolifération des algues vertes en Bretagne. Ce livre documente l’histoire des algues vertes, en racontant l’histoire de l’agriculture en Bretagne ; on y constate l’inertie des pouvoirs publics et surtout le pouvoir des lobbies.

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De quelle nature a été votre collaboration avec Catherine Jeandel, océanologue, géochimiste et directrice au CNRS, marraine d’honneur de la Résidence 1+2, ainsi qu’avec Frédéric Azémar, ingénieur d’études en environnement géo-naturels et anthropisés ? Que vous ont appris les scientifiques sur la provenance des algues vertes ?

Catherine Jeandel m’a mise en relation avec l’écologiste Yves-Marie Le Lay de l’Association Sauvegarde du Trégor en Bretagne, avec qui je suis allée sur le terrain. Je n’ai pas eu beaucoup de contact avec Catherine Jeandel durant cette période de résidence, mais je pense que nous serons amenées à continuer le projet en Bretagne ensemble dans le futur.

Ma rencontre avec Yves-Marie Le Lay fut déterminante, son engagement d’une vie sur la problématique des algues et son implication dans mon projet m’ont beaucoup touchée. J’ai eu la chance d’aller sur le terrain avec lui. Sur certaines plages de la baie de Saint-Brieuc, nous avons réalisé ensemble des échantillons de sable et d’eau. Lorsque nous creusions dans le sable, il ne subsistait qu’un jus noir (dû à la décomposition des algues), il n’y avait plus de coquillages, de crabes, de vers, alors que ce sont des zones censées être très riches en organismes naturels. J’ai ramené ces échantillions à Toulouse afin d’en faire des images et de pouvoir porter un regard sur ces zones invisibilisées.

Grâce à Yves-Marie Le Lay, j’ai assimilé des connaissances autour des algues vertes, l’enjeu était de traduire ses mots par mon propre langage photographique. J’ai par exemple retenu certaines métaphores visuelles : « Derrière le vert, il y a le noir », « Les marées vertes sont les nouvelles marées noires », « Des plages stériles ».

Je réinterprète ces métaphores visuelles par le biais du medium photographique, en glanant, des déchets, algues, matériaux sur les plages. Je les utilise comme des filtres afin de regarder à travers le prisme de cette pollution. A travers ces matières photographiques, je cherche à créer une atmosphère dystopique et donc à poser question au regardeur sur la nature de cette dernière. 

J’ai pu observer la présence de nitrates et de phosphates dans les eaux littorales due à la pollution causée par l’agriculture intensive qui contribue à la multiplication des algues marines.

Ces algues deviennent mortelles quand, en pourrissant, de fortes concentrations de sulfure d’hydrogène sont produites. Ce gaz toxique (H2S) est libéré lorsqu’en marchant, on brise la croute sèche superficielle qui le retient.

J’ai ainsi découvert l’existence des zones mortes créées par les algues devenues toxiques : elles laissent derrière elles des paysages morbides à l’aspect figé, comme hors du temps, lorsqu’elles ne sont pas ramassées et ont donc un impact considérable sur la faune et la flore. Toutes formes de vie oxique est petit à petit asphyxiée par les algues dans ces zones, c’est assez fascinant comme les algues peuvent absorber la moindre forme de vie en quelques jours.

J’ai également assisté à des phénomènes étranges. Sur certaines plages, en s’échouant, les algues prenaient au piège les végétaux sur le bord de mer, comme une sorte de toile d’araignée géante qui étouffait petit à petit toutes les formes de vie sur son passage.

La nature est d’une résilience incroyable et c’est ce que j’ai pu observer avec Frédéric Azémar et Josephine Leflaive, scientifiques au CNRS de Toulouse.

Avec Frederic Azémar, nous avons reproduit un aquarium artificiel saturé par la prolifération d’algues (faisant échos à la qualité de l’eau sur les côtes bretonnes lors des marées vertes).

À partir d’une mare existant sur le campus de L’Universite Paul Sabatier à Toulouse, nous avons extrait un milieu en décomposition et l’avons observé à des stades différents d’évolution. Nous avons extrait la diversité qu’il y avait dans la mare à Toulouse pour reconstituer un microcosme où il y a les mêmes phénomènes représentés en Bretagne (photosynthèse, respiration, décomposition), dans un aquarium.

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Cette façon de croiser les disciplines fait-elle partie pour vous d’une évidence dans votre travail de création au long cours ?

Tout à fait, je pense qu’il est indispensable d’être au plus proche des problématiques que je traite en tant que photographe, c’est pourquoi je souhaite recueillir les points de vue aussi bien d’écologistes que de scientifiques sur ce même sujet des algues toxiques, pour y comprendre au mieux les enjeux. Ensuite, je crois qu’il faut arrêter de séparer le domaine de la nature de celui de la vie humaine sociale et politique. C’est pourquoi, par le domaine des sciences, mon travail devient plus proche du vivant, il permet de donner plus de détails, de s’immerger et de réfléchir à comment nous souhaitons nous engager dans la biosphère.

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A-t-il été aisé de travailler en Bretagne, où le sujet est polémique et hautement politique, sur ce qu’on appelle « les algues tueuses » ?

Lorsque j’ai travaillé en Bretagne avec Yves-Marie Le Lay, j’ai clairement ressenti une situation politique tendue face au sujet des algues toxiques et une omerta autour du sujet. Mon séjour en Bretagne a été de courte durée, je m’attends à plus de difficultés pour continuer le projet, également pour l’exposer en Bretagne, mais je continuerai de porter mon engagement le plus longtemps possible.

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On sait les méfaits des ulves toxiques sur les côtes bretonnes : des marsouins, des sangliers, des animaux de toutes sortes, et même l’humain, en ont, semble-t-il, été les victimes directes. Pourtant, lorsque l’on mène une rapide investigation sur les moteurs de recherche usuels, il est bien difficile de découvrir des images témoignant de cela. Qu’en pensez-vous ?

Il est difficile de trouver des enquêtes sérieuses qui n’ont pas été réalisées en hiver (moment où il y a le moins d’algues sur l’année) sur l’impact des algues toxiques sur la biodiversité, la faune et la flore. Il est clair que l’équilibre faune, flore, sol est rompu. En effet, que ce soit dans Google image ou bien sur internet en général, il n’y a pas ou peu d’informations à ce sujet. C’est pourquoi à travers le projet « Algues maudites » j’insiste sur l’impact que le gaz H2S a également sur la biodiversité et sur un changement de milieu, les organismes vivant dans un milieu oxique meurent et laissent place à des organismes anoxique (qui n’ont pas besoin d’oxygène pour vivre).

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Votre travail n’est pas directement militant, mais il est engagé. Pouvez-vous expliciter la différence entre ces deux notions ?

Je crois qu’il est important de faire la différence entre un travail de militant photographe et le travail d’un artiste photographe engagé. Dans le travail de l’artiste la notion d’imaginaire, la vision artistique ont la même valeur que l’engagement, un travail d’auteur permet au regardeur de sortir de soi et va au-delà de la photographie utilisée comme document et témoignage. Ce type de photographie que je présente raconte l’histoire d’une humanité fragile et pose question du déclin de la biodiversité.

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Vos photographies sont d’une beauté alliant à la fois le merveilleux et le dystopique. Quelle est votre culture visuelle ? Les films de Jean Painlevé par exemple ont-ils pu vous inspirer ?

Les films et photographies de Jean Painlevé relèvent en effet d’une force et d’une poésie incroyables qui mêlent à merveille le monde des sciences et du cinéma.

Les œuvres de Philippe Parreno et Pierre Huygue portent ma vision du monde, ils remettent en question de manière continue ce qu’est l’exposition d’art à travers l’exploration de différents mediums. Parreno et Huygues jouent avec l’expérience de la tension, avec plusieurs réalités en s’éloignant de la narration traditionnelle. Des moments de glissement entre fiction et réel s’opèrent.

Le travail de Dominique Gonzalez-Foerster ainsi que celui du collectif AES+F m’inspirent également.  

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Par le film que vous avez réalisé, en parallèle et complément de vos photographies, qu’avez-vous cherché à explorer ?

Avec le film « Anoxie verte », montage et création sonore réalisés par Léopold Nguyen, je crée un univers d’hybridation à travers une captation vidéo macro de la reproduction artificielle des zones mortes en Bretagne.


Je capture un micro-écosystème en pleine évolution dans un milieu sans oxygène où la matière organique est en décomposition et où des organismes vivants perdurent. « Algues maudites » pose un regard sur un vivant hybride que l’on ne soupçonne pas et qui devient le sujet principal d’un écosystème dans l’ombre.

Comment avez-vous travaillé la lumière et votre univers chromatique ? Vous vous servez quelquefois de projecteurs, accentuant la dimension science-fictionnelle de vos images.

En ce qui concerne la partie du projet réalisée en Bretagne, je glane des déchets, des algues, des matériaux sur les plages. Je les utilise comme des filtres afin de regarder à travers le prisme de cette pollution. J’utilise ces éléments ainsi que la lumière naturelle.

Concernant la partie plus expérimentale dans les aquariums à Toulouse, j’ai utilisé des lumières continues pour mettre en avant les différents organismes. La plupart du temps ces derniers sont transparents, il faut donc les faire ressortir visuellement d’une manière ou d’une autre. Par l’utilisation de lumières continues colorées, je me réapproprie certains codes scientifiques, comme ceux de la microscopie à fluorescence, je reproduis également artificiellement les couleurs des images réalisées avec un microscope contenant un prisme. Il y a encore une fois un glissement entre l’artificiel, l’hybride et le réel. Certaines couleurs utilisées font référence à des données scientifiques et permettent de faire perdurer la narration à travers la série.

©Alice Pallot

Quelles actions mettre en place contre les algues vertes, tout en prenant garde aux nécessités économiques des agriculteurs, ou exploitants agricoles ?

Je ne sais pas si je suis la personne la plus apte à répondre à cette question, mais ce qui est sûr c’est qu’il faut repenser tout le système agricole pour obtenir une nette évolution de la situation.

Le Centre Wallonie-Bruxelles/Paris a porté avec la Résidence 1+2 votre projet. J’ai l’impression que vous mettez tout en œuvre pour que les lignes bougent en alertant de façon constante sur des problématiques écosophiques parfois négligées. Y a-t-il selon vous un décalage générationnel entre les plus anciens, se contentant parfois de déplorer les faits, et de jeunes artistes qui comme vous travaillez dans l’interdisciplinarité et avec une sorte de foi dans le pouvoir, esthétique et citoyen, de l’art ?

Ayant rencontré Catherine Jeandel et Yves-Marie Le Lay qui ont porté le projet et ne sont pas de la même génération que moi, je ne peux pas me résoudre à dire cela. Néanmoins, je pense que la jeune génération dont je fais partie à une conscience écologique importante, plus forte que les jeunes des anciennes générations.

Sur les côtes bretonnes j’ai récréé une atmosphère créative avec l’aide de trois amis, Marguerite Barroux, Alphonse Maitrepierre, Alexandre Carril et d’une assistante Marie Rapinel. Ce sont tous des artistes qui sont portés par les mêmes questionnements et engagements environnementaux que moi, ils portent leur engagement via différents mediums, la mode, le cinéma et l’architecture. Cette synergie créatrice collective, j’en ai besoin, c’est aussi elle qui porte mes projets et qui leur donne une dimension de résilience et d’espoir. Ce sont des problématiques que l’on sera amené́ à combattre en étant tous soudés et notamment en travaillant dans l’interdisciplinarité.

J’essaye donc de ne pas croire à une génération désenchantée, mais plutôt en une génération active, consciente, déterminée et combattante. Je pense également que le statut de l’image et du documentaire a évolué et qu’il permet de faire émerger des formes plus complexes qui remettent certains systèmes en question. Je pense que le décalage se situe principalement entre les lobbies et les personnes qui vivent le drame des algues toxiques au quotidien.

Propos recueillis par Fabien Ribery

https://www.1plus2.fr/

https://alicepallot.com/

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