Le chant brûlant des damnés de la Terre, par Kim Thue, photographe

©Kim Thue 

Pour Kim Thue aussi, photographe et vidéaste d’origine danoise vivant à Londres, l’horrible confinement de 2020 fut une bénédiction pour l’avancée de son œuvre.

En reprenant ses archives témoignant de multiples voyages un peu partout sur la planète, cet artiste très intuitif a conçu sa deuxième monographie, Lode, qui est une geste en noir et blanc dans un ensemble d’images, pour un grand nombre réalisées en Afrique, témoignant d’une sorte de Au cœur des ténèbres très personnel. 

©Kim Thue 

L’humain, dans tous ses états – entre solitude, violence et désespérance – y rencontre les signes d’une nature aussi malmenée que lui.

Ce pourrait n’être qu’un travail documentaire sur les damnés de la Terre, les abandonnés, les oubliés, les méprisés, mais c’est bien davantage encore, un chant négatif, poétique et brûlant.

Rien n’est expliqué, le contexte n’est pas donné, il faut imaginer une vaste entreprise d’extraction à l’échelle de la planète concernant aussi bien les matières premières que les hommes.

©Kim Thue 

Kim Thue plonge son regard là où la roche se fissure, là où la chair se desquame, là où les immeubles prennent feu.

L’humanité qu’il rencontre a la gueule cassée, elle est couturée, cousue, pleine de cicatrices et de plaies encore sanguinolentes.

Chacun cherche à se reposer, mais, à l’intérieur de soi, un volcan entre en irruption à chaque seconde.

Un bébé naît qui tète sa maman dans un bain moussant, alors que rampe doucement sur un tuyau, non loin de lui, un escargot à peu près sorti de sa coquille.

©Kim Thue 

La main s’élance, agrippe, ou protège, tandis que les yeux se mouillent de mélancolie, de hargne ou de malice.

Kim Thue a construit son épopée noire en un ensemble d’une dizaine de chapitres, sans que l’on parvienne à comprendre exactement le fil narratif ou thématique qui les distingue.

La question de l’œil – de qui voit, de qui est observé, de qui épie, de qui est surveillé – y est omniprésente.

Vente et consommation de drogue, passage de dollars, fatigue.

©Kim Thue 

Transactions, attente, ennui.

Défonce, tensions, misère.

Christ a disparu, et les croix de la mise à mort, transformées en poteaux électriques, penchent lamentablement.

L’impression générale est celle d’une chute, d’une déréliction, d’une morte lente et d’amours froides.

Barbelés, prison, surpopulation.

©Kim Thue 

Gangsta rap, combats de coqs humains et petites putains.

Les squelettes de crânes s’amoncellent, les yeux sont crevés, il n’y a plus d’âme mais une chassie gluante et fétide.

Les images de paysages et les photographies de végétaux permettent quelquefois des échappées, mais tout est de l’ordre de la malédiction, du sortilège, du sacrifice.

Black is beautifull, mais aussi albinos et trans.

©Kim Thue 

Un homme torse nu porte un serpent autour du cou, la plaine a pris feu, les oiseaux tombent, ailes calcinées, sur l’herbe sèche.

Publié en Norvège par Skeleton Key Press, Lode est un livre difficile mais exceptionnel, rendant compte d’un monde à l’agonie, et des corps noirs comme premiers martyrs ou prophètes du mal.

Kim Thue, Lode, texte Edward Dimsdale, édité par Kim Thue et Martin Andersen, Skeleton Key Press (Oslo, Norvège), 2022, 248 pages – 500 exemplaires

©Kim Thue 

https://www.skeletonkeypress.com/lode

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  1. Kebadian dit :

    en lisant un entretien avec Jean-Marie Le Clezio dans Libération, je trouve ce paragraphe qui me fait penser à toi

    « Stig Dagerman a posé le problème. Il disait : j’écris en voulant être lu par ceux qui ont faim ; et en fait, je ne suis lu que par les gens dont la table est servie. Et ça le désespérait, il a trouvé ça insupportable. Et c’est vrai que c’est d’une certaine façon insupportable, parce que si on se pose la question, on s’aperçoit que la plupart des écrivains, dont je suis, vivent une vie assez confortable. A la différence des enfants que j’ai pu rencontrer à Maurice lors de distributions de livres, des enfants qui ne savent ni lire ni écrire. Je me rappelle en particulier un petit garçon. Il avait pris un dictionnaire, presque aussi gros que lui. Je le voyais tituber sur le chemin qui allait vers le Morne, au bord de la mer. Et j’avais les larmes aux yeux. »

    Et au film tourné à Boulogne sur mer que je devais t’envoyer,

    CONSTRUIRE ENSEMBLE, LA RUE AUGUSTE DELACROIX — Jacques Kebadian, Sophie Ricard : https://youtu.be/jEsvNMjoyoc

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